Satan, le blasphème et la rédemption


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2 Samuel 19/16-24
16 Le roi revint donc et arriva au Jourdain. Juda était venu à Guilgal pour aller à la rencontre du roi, pour faire passer au roi le Jourdain. 17 Shiméï, fils de Guéra, le Benjaminite de Bahourim, se hâta de descendre avec les hommes de Juda à la rencontre du roi David. 18 Il y avait avec lui mille hommes de Benjamin, ainsi que Civa, le domestique de la maison de Saül, avec ses quinze fils et ses vingt serviteurs. Ils devaient se précipiter au Jourdain au-devant du roi, 19 tandis que le radeau traverserait, pour faire passer la maison du roi et exécuter ce qu’il jugerait bon. Shiméï, fils de Guéra, s’étant jeté aux pieds du roi pendant que celui-ci passait le Jourdain, 20 dit au roi: «Que mon seigneur ne m’impute pas de faute. Ne te souviens pas de la faute que ton serviteur a commise le jour où mon seigneur le roi quitta Jérusalem. Que le roi ne la prenne pas à coeur! 21 Car ton serviteur le sait: j’ai péché. Mais aujourd’hui, je suis venu, précédant toute la maison de Joseph, pour descendre à la rencontre de mon seigneur le roi.» 22 Avishaï, fils de Cerouya, intervint et dit: «Est-ce une raison pour ne pas mettre à mort Shiméï, alors qu’il a maudit le messie du SEIGNEUR?» 23 David dit: «Qu’y a-t-il entre moi et vous, fils de Cerouya, pour que vous agissiez envers moi aujourd’hui comme un accusateur? Mettra-t-on quelqu’un à mort aujourd’hui en Israël? Ne suis-je pas sûr d’être aujourd’hui roi d’Israël?» 24 Le roi dit à Shiméï: «Tu ne mourras pas.» Et le roi le lui jura.

 

  1. Le délit de blasphème n’existe pas

Chaque année le débat est relancé sur la question du délit de blasphème. Ce débat voit s’affronter des tenants de la liberté d’expression qui considèrent qu’il ne faut pas mettre dans la loi un délit de blasphème, et des croyants qui considèrent que des paroles, des actes, sont blasphématoires, c’est-à-dire qu’elles sont offensantes envers leur Dieu et qu’elle doivent être sanctionnées en conséquence. La question de la liberté d’expression est un sujet qui est soumis au droit ; c’est un sujet pour lequel des croyants ont largement contribué, en particulier le talentueux John Milton qui, après la décision du parlement anglais d’appliquer la censure (14 juin 1643), publia « Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure », texte dans lequel il écrivit notamment : « Le bien et le mal ne croissent pas séparément dans le champ fécond de la vie ; ils germent l’un à côté de l’autre, et entrelacent leurs branches d’une manière inextricable. La connaissance de l’un est donc nécessairement liée à celle de l’autre, comme tissée avec elle, et sous tant de ressemblances subtiles ils se distinguent si peu. »

Autrement dit, vouloir interdire le mensonge, c’est interdire aussi la vérité. C’est pour cela que la censure n’est pas une pratique recommandée par les amoureux de la liberté ni par les amoureux de la vérité. Nous pourrions prolonger en disant que vouloir interdire le blasphème, reviendrait à interdire aussi la profession de foi – ce qui pourrait être du goût de certains. D’ailleurs, nous pouvons constater qu’il arrive que les défenseurs du droit au blasphème soient des personnes qui sont assez intéressées par la promotion des attaques contre une religion particulière. Nous pouvons aussi constater que la liberté d’expression trouve ses limites dans le droit qui pénalisent de nombreux propos parce qu’ils sont racistes, homophobes ou qu’ils relèvent de la diffamation. S’attaquer à la dignité d’une personne est pénalisé. Il n’y a pas une liberté totale d’expression parce que la société estime qu’elle est attaquée dans ses propres fondements quand l’un de ses membres est attaqué dans son identité.

Shimeï avait attaqué David, il l’avait copieusement diffamé en l’accusant d’avoir du sang sur les mains, d’avoir usurpé le trône de la maison de Saül. Et Abishaï, valeureux conseiller de David, avait estimé que cela devait être pénalisé d’une peine capitale, ce que David n’avait pas approuvé (2 S 16/5ss.). Alors que Shimeï et David se croisent à nouveau, nous comprenons un peu mieux la motivation d’Abishaï qui rappelle que Shimeï s’en est pris au messie de Yhwh en le maudissant. Quand nous réalisons que la peine de mort est prévue par Lv 24/15 pour le fait de maudire Dieu (même verbe qalal), nous comprenons qu’Abishaï accuse Shimeï d’un délit de blasphème. Et David, pour sa part, résiste à la demande d’Abishaï de mettre Shimeï à mort pour cause de blasphème. Mais il ne le fait pas au nom de la liberté d’expression. Il ne le fait pas pour des motifs politiques. Il le fait en vertu de la théologie qui devrait déclarer qu’il ne faut pas créer un délit de blasphème… parce que le blasphème n’existe pas.

C’est cela, l’argument que les théologiens devraient développer : il ne peut pas y avoir de délit de blasphème parce que le blasphème n’existe pas au sens où il est impossible, car il n’est pas possible de blesser Dieu, de déshonorer Dieu, car Dieu est au-delà de Dieu, pour reprendre une formule liée à la pensée du théologien Paul Tillich. Cela signifie que Dieu est toujours au-delà de nos représentations et donc au-delà de nos discours, de nos paroles, qu’elles soient offensantes ou bienveillantes, comme Dieu est au-delà de nos définitions de Dieu, des dogmes et des doctrines dans lesquels les religieux aimeraient parfois coincer Dieu pour l’avoir sous la main – ce qui constituerait d’ailleurs un véritable blasphème.

Il n’y a pas de blasphème envers Dieu car Dieu n’est pas au niveau de ce que nous pouvons déployer comme horreur pour nous en prendre à Dieu ni à ce qu’il désigne. C’est ce qu’a développé la théologie de bien des auteurs bibliques qui ont placé Dieu dans les cieux, au-delà de notre immédiateté, ou qui ont déclaré qu’un lieu de culte ne pouvait recevoir que le nom de Dieu, et non Dieu lui-même qui excède toujours nos constructions, qu’elles soient matérielles ou idéologiques.

En déclarant que Shimeï a maudit le messie de Yhwh, et qu’il faut tuer Shimeï, Abishaï assimile le messie à Dieu, ce que ne fait pas David qui, au demeurant, avait déclaré que Shimeï s’exprimait manifestement au nom de Yhwh. Détail intéressant que l’on découvre dans le texte hébreu, David accuse Abishaï et ses frères d’être « satan », la figure de l’adversaire, l’ennemi de Dieu.

Ils sont « satan » comme Pierre, le disciple de Jésus, sera lui-même accusé d’être « satan » par Jésus quand Pierre assure qu’il n’arrivera jamais rien de mal à Jésus (Mt 16/23) ou encore comme le diable que Jésus accuse d’être « satan » pendant ses quarante jours au désert (Mt 4/10). Sont « satan » ceux qui veulent s’arroger le pouvoir sur Dieu, ceux qui déclarent savoir ce que Dieu veut et qui veulent imposer aux autres ce qui n’est finalement que leur propre vision du monde ou de ce qui n’est que la somme des frustrations qu’ils endurent.

Les « satans » veulent imposer leur ordre du monde aux autres personnes. Ils se placent dans un « camp du bien » en dehors duquel ils estiment qu’aucun salut n’est possible car en dehors de leur vision du monde tout n’est que mensonge. Ils sont « satan » ceux qui instrumentalisent Dieu pour imposer leur propre désir à autrui, pour obliger les autres à tenir un rôle et, en l’occurrence, à faire jouer au messie un rôle qui ne lui incombe pas – bien souvent le rôle qui est infligé au messie est d’être tout puissant, d’avoir toute puissance sur les individus. David se révèle beaucoup plus impuissant que le fantasme d’Abishaï, beaucoup plus fragile et du coup, beaucoup plus miséricordieux, aussi. Ils sont « satan » ceux qui vous empêchent d’agir librement et qui veulent vous contraindre à jouer le rôle qu’eux-mêmes n’arrivent pas à tenir. Ils sont « satan » ceux qui veulent vous enfermer dans un scénario écrit à l’avance, dans un destin ; ils sont « satan » ceux qui veulent faire de vous leur propre chose.

Alors il a souvent bon dos le délit de blasphème qui permet de détourner le regard des vrais problèmes que sont l’indigence de la pensée qui consiste à crier avec la meute, sans réfléchir ; problèmes qui sont les idéologies moribondes qui servent à défendre des intérêts privés, des satisfactions personnelles, qui permette de se faire passer pour le messie dans le cadre d’un accompagnement spirituel, auprès de personnes qui accordent leur confiance aveuglément ; il y a aussi l’instrumentalisation du blasphème et de la liberté d’expression pour défouler ses propres pulsions.

Il ne peut y avoir de délit de blasphème parce qu’il ne peut y avoir de blasphème car Dieu, en tant qu’il est la puissance créatrice qui peut mener toute vie  à une véritable existence, est toujours au-delà de notre pouvoir de nuisance et peut encore frayer son chemin quand tout est mis en place pour lui faire obstacle. Le retour de David exprime bien cela : la possibilité de frayer un chemin dans une zone semée d’embûches. Et ce que fait David, ici même, dans ce texte, avec la mention du Jourdain, avec la mention de Gilgal, le premier sanctuaire occupé par les Hébreux lors de leur entrée en terre promise, c’est de signifier que, même lorsqu’on a été expulsé de la terre promise, même lorsqu’on a été expulsé du jardin d’Éden, même lorsqu’on a été expulsé de la société des Hommes, il est possible de faire son come back, de rentrer à nouveau en terre promise. C’est ce que je vous propose de constater dans le deuxième point consacré à la relation entre David et Shimeï.

  1. La figure biblique du pardon

Shimeï vient à la rencontre de David avec 1000 hommes. Autant dire que Shimeï n’est pas en position de faiblesse ; il n’a rien à craindre d’un David qui avait quitté précipitamment Jérusalem pour fuire Absalom et ses guerriers. Par conséquent, lorsque Shimeï tombe devant David (19/19) et qu’il lui demande de ne pas faire revenir sa faute sur lui, ni de se souvenir de sa faute, car il a conscience d’avoir péché, Shimeï n’a pas à craindre immédiatement pour sa vie en raison d’un rapport de force qui lui serait défavorable. Shimeï s’adresse ainsi à David parce qu’il reconnait à David le droit de punir un comportement qu’il aurait pu juger punissable. La réponse de David « tu ne mourras pas », est moins une promesse faite à Shimeï qu’une déclaration faite à Abishaï qui ne rêvait que de voir la tête de Shimeï placée sur un plateau d’argent.

Je trouve l’attitude de David exemplaire de ce devrait être notre attitude dans un monde épris de vengeance, de représailles, de mesquinerie, de coups tordus. David remet Shimeï dans le dispositif politique du moment. David déclare à Shimeï qu’il n’a rien à craindre car il n’est pas un adversaire de la société. Le véritable adversaire, l’ennemi de la société, le « satan », c’est Abishaï qui a le goût du sang à la bouche, qui veut régler les problèmes en coupant les têtes, qui veut imposer sa vision du bien à tous ceux qui l’entourent.

David, lui, incarne la figure du messie qui redonne une place aux marginaux, aux lanceurs d’alertes, aux prophètes, aux messagers qui ont souvent à craindre pour leur vie parce qu’ils sont porteurs d’une vérité que les esprits inquiets, les esprits faibles, n’ont pas envie d’entendre car cela remettrait en cause leur position, leurs privilèges. David est la figure d’une société capable de réintégrer en son sein des personnes qui ont pu se radicaliser – et c’est le cas de Shimeï, par bien des aspects – et qui ne cessent pas pour autant d’être des membres à part entière de la société et, c’est surtout ce point qui doit nous intéresser sur le plan théologique, des membres à part entière de la société humaine, autrement dit : ils ne cessent pas d’être humains.

David est la figure biblique de la charité, du pardon, de la rédemption, de la réintégration, toutes choses qui devraient nous animer dans nos relations aux autres, à commencer par ceux qui ont eu des comportements qui ne correspondaient pas aux normes du moment sans pour autant être des adversaires de l’humanité. Contre l’orgueil d’Abishaï qui est prêt à jeter la première pierre, à dégainer le premier l’épée, à brandir le premier la menace d’une déchéance de la nationalité, la suppression des allocations familiales, la détention préventive, le camp d’internement… David incarne la grâce divine qui ne perd jamais de vue l’humanité qui gît parfois profondément dans le tombeau qu’est devenue l’histoire d’une personne. David incarne la grâce divine qui a les mots capables de ressusciter l’homme gisant, l’homme qui est tombé, mais qui n’a rien perdue de sa dignité, car sa dignité est en Dieu et Dieu est au-delà de notre nocivité. Parce que le blasphème n’existe pas, notre dignité cachée en Dieu ne peut être atrophiée, encore moins réduite à rien. C’est en vertu de cette vérité théologique que chacun peut être relevé, rétabli, restauré et être au bénéfice de cette vérité qui dépasse largement le cadre physiologique : « tu ne mourras pas », car tu es promis à la vie éternelle.

Amen

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