Ruptures (et dépendances)

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Luc 14/25-33

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus. Il se retourna, et leur dit:
26 Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Et quiconque ne porte pas sa croix, et ne me suis pas, ne peut être mon disciple.
28 Car, lequel de vous, s’il veut bâtir une tour, ne s’assied d’abord pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi la terminer,
29 de peur qu’après avoir posé les fondements, il ne puisse l’achever, et que tous ceux qui le verront ne se mettent à le railler,
30 en disant: Cet homme a commencé à bâtir, et il n’a pu achever?
31 Ou quel roi, s’il va faire la guerre à un autre roi, ne s’assied d’abord pour examiner s’il peut, avec dix mille hommes, marcher à la rencontre de celui qui vient l’attaquer avec vingt mille?
32 S’il ne le peut, tandis que cet autre roi est encore loin, il lui envoie une ambassade pour demander la paix.
33 Ainsi donc, quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple.

Chers frères et sœurs, « celui qui n’accepte pas la rupture – la méthode ça passe ensuite -, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi (…), celui-là, il ne peut pas être » chrétien. Ces mots qui s’inspirent du discours d’un homme politique du XXè siècle1, résument bien la tonalité de ce discours de Jésus qui, s’il ne briguait pas le poste de premier secrétaire d’un parti chrétien, engageait chacun à de profondes ruptures.

  1. La rupture avec le biologique

Il y a d’abord la rupture avec les liens biologiques. C’est la rupture avec son père, sa mère, ses enfants. C’est la rupture avec l’ordre biologique, c’est la rupture avec la certitude des cellules. C’est la rupture avec la certitude du sang. C’est la rupture avec tout ce qui déclare que notre identité est essentiellement génétique.

Le baptême introduit une rupture dans cette continuité biologique en introduisant la possibilité d’autres filiations, d’autres relations déterminantes pour dire qui nous sommes et ce que nous devenons. En étant déclaré fils du Père céleste, Jésus n’est plus seulement une personne au sens biologique, mais aussi au sens spirituel. Le baptême dit à chacun qu’il est plus qu’un assemblage moléculaire qui ferait de lui le prolongement et le prolongement seulement de ses ancêtres. Notre humanité ne tient pas seulement à notre inscription dans un arbre généalogique particulier.

  1. La rupture avec les conventions sociales

C’est ensuite la rupture avec les conventions sociales : rupture avec sa femme ou son mari. C’est la rupture avec l’ordre moral qui assigne à chacun une place dans la société et qui mesure la valeur des personnes en fonction de la conformité de leur vie à l’usage commun. C’est la rupture avec la norme. C’est la rupture avec le principe de la normalité qui se fonde sur la dictature de la majorité et qui pose que celui qui n’est pas dans la norme de la majorité est du côté du pathologique, que c’est un marginal, un lépreux pour reprendre une métaphore biblique. C’est donc la rupture avec les phénomènes de mode. C’est la rupture avec l’obligation de conformer sa vie avec les grandes tendances de la société.

Le baptême dit la singularité de chaque personne, qui n’a pas besoin d’être semblable aux autres pour exister, pour avoir de la valeur. Ce n’est pas en se fondant dans un moule, ce n’est pas en devenant transparent que nous pouvons nous intégrer au peuple de Dieu, devenir chrétien, car l’esprit de sacrifice est étranger à la perspective de l’Évangile. Que chacun soit lui-même, car personne d’autre ne pourra l’être à sa place.

  1. La rupture avec le narcissisme

Cela nous conduit à la nécessaire rupture avec soi-même, avec son narcissisme, avec son orgueil. C’est la rupture avec soi quand le soi devient une idole à laquelle on sacrifie tout. C’est la rupture avec l’ego quand celui-ci favorise l’égoïsme. C’est la rupture avec notre propre vie, avec notre psuchè, en grec, autrement dit notre âme quand notre âme n’est dirigée que vers nous-mêmes, lorsque nous sommes repliés sur nous-mêmes, lorsque nous sommes notre seul horizon, à la manière de Caïn qui se recourbe sur lui-même (Gn 4/5).

Tout travail spirituel commence par cela, le travail sur l’orgueil qui nous empêche d’aimer la vie. Pour le maître de spiritualité Jean de la Croix, l’âme doit cesser de s’aimer elle-même, elle doit traverser la « nuit obscure », c’est-à-dire mourir à elle-même pour naître à Dieu. C’est un renoncement à soi-même et aux autres qui s’effectue dans ce travail spirituel. Quand on ne tient plus à personne, ni à soi, alors on est vraiment libre de pouvoir se lier, par grâce seule. C’est à la condition d’être autonome qu’il est possible d’avoir une relation saine avec autrui. C’est à la condition de pouvoir vivre sans dépendre des autres qu’il est possible d’avoir une relation sans trop de perversité avec autrui. Et cela vaut pour nous-mêmes. Comme le disait Henry Thoreau, « il faut être perdu, il faut avoir perdu le monde, pour se trouver soi-même ».

  1. La rupture avec le « qu’en dira-t-on ? »

Avec l’exemple du bâtisseur, Jésus met en évidence que ce qui nous motive le plus est en fait ce qui nous démotive vraiment : la peur. Jésus met en évidence que ce qui est décisif, dans cette histoire, c’est l’image sociale du bâtisseur. S’il a peur d’être raillé, s’il a peur qu’on se moque de lui, le bâtisseur ne bâtira pas. Nous pourrions penser que la précaution qui consiste à ne pas s’engager dans un projet si nous n’avons pas le dernier euro pour financer ce projet est une sagesse à laquelle les chrétiens ne doivent pas être étrangers. Mais, dans la perspective biblique, si nous faisons nos choix en fonction de nos peurs, nous serons toujours à côté de la vie ; nous ferons toujours des choix qui ne correspondent pas à la folie que nous enseigne Jésus : faire ce qui est juste.

C’est la rupture avec l’impérieuse envie de plaire, d’avoir une renommée, de briller en société, d’être admiré. C’est la rupture avec le qu’en dira-t-on.

  1. La rupture avec le renoncement

Il en va de même pour le roi qui part en guerre. S’il part en guerre, c’est qu’il estime que la justice et le droit sont en jeu. Si le roi part en guerre, c’est pour défendre la vie de ses sujets. S’il renonce à la guerre, alors il renonce à la justice ; il renonce au droit et à la vie de ses sujets. Selon la phrase prêtée à Churchill avant les accords de Munich et qu’il n’a manifestement jamais prononcée : « Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre2. »

Jésus n’est pas du côté de la sagesse populaire qui ne s’engage que s’il n’y a aucun risque. Jésus n’est pas du côté de la morale qui s’efforce de tout conserver en l’état. Jésus n’est pas un conservateur qui passerait son temps à calculer et qui passerait son temps à renoncer. En renonçant à tout ce qu’il possédait, Jésus n’avait plus la moindre peur de perdre quoi que ce soit. C’est quand on possède qu’on a peur de perdre. En revanche, quand on a rompu avec toute forme de propriété, quand on a tout donné, alors on est libre de vivre sans la peur au ventre de diminuer notre capital d’argent, notre capital immobilier, notre capital de sympathie. Et il n’y a plus de renoncement.

Quand on a prit conscience que notre véritable valeur tient à la parole de grâce qui a retenti sur nous le jour de notre baptême et que rien, ni personne, jamais, ne, pourra nous retirer cette valeur infinie que nous avons face à Dieu, alors nous pouvons nous lancer dans la vie, sans peur de perdre quoi que ce soit.

  1. La rupture avec la rupture

La dernière rupture dont il me faut parler, en écho à ce texte biblique, c’est la rupture avec la rupture. Car il faut reconnaître que ce principe de rupture est bien beau, mais que ce n’est pas praticable. La meilleure preuve que cet idéal de vie n’est pas praticable, c’est que Jésus lui-même ne l’a pas vécu. Alors qu’il dit que quiconque ne porte pas sa croix ne peut pas être son disciple (v.27), neuf chapitres plus loin nous découvrirons que Jésus ne portera pas lui-même sa croix qui aura été confié à Simon de Cyrène sans que Jésus y trouve à redire (23/26).

Ayons bien cela en tête quand nous faisons le choix de devenir disciple de Jésus, de « marcher à sa suite » pour reprendre l’expression de Martin Luther, de suivre sa trace, d’être dans la « suivance » (« Nachfolge ») pour reprendre l’expression du théologien Dietrich Bonhoeffer : c’est impossible à vivre. Il y a toujours un écart entre ce que nous sommes appelés à vivre et ce que nous vivons effectivement. C’est cela que la Bible nomme le péché, cet écart entre la folie de l’Évangile et nos sagesses bien proprettes, bien lisses, qui ne contrarient plus personnes sinon l’espérance divine.

La vérité est que nous devrions être comme le théologien danois Søren Kierkegaard qui ne savait pas s’il pouvait se dire chrétien. Nous devrions voir que le christianisme est toujours en avant et que nous avons à en suivre la trace, sans jamais penser que nous sommes arrivés à bon port. L’expérience chrétienne consiste à observer qu’il y a toujours un surplus de grâce, un surplus d’Évangile dont on ne fait rien, mais qui reste disponible pour la suite, pour nous maintenir en alerte, éveillés, ressuscités ; un surplus capable de subvertir l’ordre établi et de nous engager dans une véritable réforme permanente de notre compréhension de la vie.

Toutes ces ruptures ne sont pas destinées à nous détacher de tout lien, de toute contrainte. Il ne s’agit pas de faire des chrétiens des êtres sans aucune attache. Il s’agit de faire des chrétiens des personnes qui mettent le Christ en priorité dans leur vie. Et il ne s’agit pas d’une priorité chronologique qui reviendrait à s’occuper d’abord de ses affaires religieuses avant de s’occuper de sa vie personnelle, de sa vie sociale et de sa famille. Il s’agit de préférer le Christ. Il s’agit de mettre le Christ en tête de toutes nos préoccupations. Cela signifie que le Christ devient le critère à partir duquel nous devons penser toute notre vie, non seulement dans la paroisse, mais chez soi, au travail, dans les magasins, en se promenant.

Jésus est d’une clarté absolue : ne peut pas être chrétien celui qui a d’autres priorités que le Christ, c’est-à-dire Dieu agissant dans notre quotidien. Ne peut pas être chrétien celui qui fait passer son intérêt personnel en premier, ou l’intérêt de sa famille, ou l’intérêt de sa communauté. Dans la mesure où le Christ est venu pour l’humanité, le chrétien ne doit pas faire moins que d’avoir l’humanité en tête lorsqu’il pense sa vie.

Ici, Jésus se révèle comme instance de relativisation. Celui qui veut être disciple de Jésus, celui qui veut devenir chrétien, doit référer chaque aspect de sa vie au Christ, c’est-à-dire se placer constamment devant Dieu et non devant les hommes, devant son image de soi, devant les rumeurs, devant les vérités transitoires. Cela signifie la fin d’une vie au conditionnel. Cela signifie rupture avec la logique qui conditionne nos décisions à autre chose que ce qui a un caractère ultime. Cela signifie la fin d’une vie conditionnée par tous les « si » que nous trouvons pour ne pas nous engager pleinement dans la vie, dans un projet, dans l’aventure de la vie. Là où nous mettons des conditions à nos engagements, là où nous mettons des « si » comme dans les deux exemples de ce passage biblique – « s’il a de quoi terminer », « s’il peut avec dix mille hommes » – le Christ nous appelle de manière inconditionnelle. Et le Christ nous invite à reprendre notre chemin à chaque fois que nous pensons être arrivés.

Amen


1: François Mitterrand, Congrès d’Épinay, 1971
2: C’est plutôt un courrier adressé à Lloyd George avant la conférence de Munich qui serait à l’origine de cette réécriture : « J’ai l’impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j’ai assez peu de doute sur l’issue de ce choix. »

2 commentaires

  1. Absolument REMARQUABLE … merci pour ce « rappel » qu il s agirait de « souffler » voire d « « insuffler » également à notre institution / « église visible » : combien de pasteurs / conseils presbytéraux figés par cette Peur ?

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