La patrie aux mille langues


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Genèse 11/1-9
1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. 2 Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. 3 Ils se dirent l’un à l’autre: Allons ! faisons des briques, et cuisons -les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. 4 Ils dirent encore: Allons ! bâtissons -nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons -nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. 5 L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. 6 Et l’Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. 7 Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu ‘ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. 8 Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.

Chers frères et sœurs, la « Tour de Babel » n’est pas un mythe. Pour être plus précis, à la manière de tous les mythes qui sont des récits écrits pour nous faire découvrir des aspects de la vie qui ne sont pas visibles à l’œil nu, l’épisode de la « Tour de Babel » parle de la vie non pas telle qu’elle a pu être dans des temps immémoriaux, mais telle qu’elle est, aujourd’hui encore.

La « Tour de Babel » n’est donc pas simplement un récit venu de l’Orient car, la « Tour de Babel », est à notre porte, à une bonne heure de voiture en direction des Pyrénées. La « Tour de Babel », voilà comment était nommé le camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées Orientales, au milieu du siècle dernier. Aujourd’hui, on y trouve un mémorial que l’architecte Rudy Ricciotti a pensé de telle sorte qu’il nous plonge dans les entrailles de la désolation tout en produisant un béton chaleureux qui déclare que la douceur est néanmoins possible dans un lieu qui n’a pas été pensé pour encourager l’humanité.

Au printemps 1941 on y comptait 16 nationalités ; près de 9 personnes sur 10 étaient des étrangers. 55% d’espagnols, 15% d’allemands, 10% de polonais. Pourquoi des allemands et des polonais dans des camps, en France, dans les années 40 ? Mais parce qu’ils étaient juifs. 40 % des personnes internées au camp de Rivesaltes étaient juives ; 7 étaient tziganes. Entre janvier 1941 et novembre 1942, 17.500 personnes passeront par le camp de Rivesaltes. Revenons un instant en arrière pour mieux connaître l’histoire de ce lieu.

Le 12 novembre 1938 est promulgué le décret relatif à la loi instituant l’internement administratif pour les « indésirables étrangers ». Ce décret permet l’arrestation et l’internement de personnes non pour des crimes ou des délits qu’ils auraient commis, mais pour le danger potentiel qu’ils peuvent représenter pour l’État.

Le 26 janvier 1939, les troupes du général Franco entrent dans la ville de Barcelone. Une partie de la population fuit vers la France pour y trouver un refuge.

Le 28 janvier 1939, la frontière française est ouverte aux civils espagnols. Le gouvernement français envoie les réfugiés dans des camps construits à la hâte. De réfugiés, les Espagnols deviennent des internés. On estime cet exil – la Retirada – à 500.000 personnes. 500.000 réfugiés espagnols accueillis par la France, même mal… cela peut nous aider à penser la question de l’accueil des réfugiés aujourd’hui.

Le 5 février 1939, l’armée de la République espagnole passe à son tour la frontière. Les soldats sont désarmés et conduits dans des camps précaires installés directement sur les plages.

Après cet épisode de la guerre d’Espagne, durant la seconde guerre mondiale, le camp de Rivesaltes fut l’équivalent de Drancy pour la zone sud, lorsque le gouvernement de Vichy décida de livrer des Juifs à déporter en camps de concentration. Rivesaltes fut ensuite un « camp de séjour surveillé » au moment de l’épuration, puis un dépôt de prisonniers de guerre allemands et autrichiens jusqu’en 1948. Il fut par la suite un centre pénitentiaire pour les nationalistes algériens, un camp pour les Harkis et, finalement, un camp de rétention administrative pour les étrangers en séjour irrégulier en France de 1986 à 2007.

Que ce lieu, et d’autres qui furent semblables, aient porté le nom de « Tour de Babel » exprime admirablement bien le paradoxe que contient ce récit de Genèse 11. Lu rapidement et compris à la lumière d’une image de Dieu en forme de justicier qui punit ceux qui se comportent autrement que selon l’ordre établi, le récit de la Tour de Babel pourrait faire penser qu’il y eut un âge d’or de l’humanité où tout le monde parlait une seule et même langue et qu’à partir du moment où l’humanité décida de rejoindre Dieu, Dieu fut pris d’un accès de colère – voulant garder l’exclusivité de sa majesté – et qu’il châtia l’humanité en multipliant les langues pour rendre tout projet commun impossible et éviter que l’humanité ne devienne comme Dieu. Or une lecture plus attentive révèle qu’il en va tout autrement.

La tour de Babel était autour de Rivesaltes

Pourquoi Dieu brouille-t-il la langue de telle sorte que les humains n’entendent plus le langage les uns des autres (v.7) ? Cela est dit au verset précédent, dans l’observation qui est faite par Dieu lui-même : « voilà un seul peuple ! Ils parlent tous le même langage, et voilà ce qu’ils ont entrepris de faire ! Maintenant il n’y aurait plus d’obstacle à ce qu’ils auraient décidé de faire ». Le problème n’est pas la tour de Babel et l’illusion qu’il serait possible de toucher le ciel. Le problème n’est pas de rejoindre Dieu qui n’est de toutes manières pas dans le ciel. Le problème est la langue unique. Le problème est l’unicité. Le problème est que les habitants de la Terre veuillent se faire une ville, une tour, un nom. Le problème que rencontre Dieu, c’est la tentative des habitants de la terre d’instituer un régime de pensée unique.

Ce projet est un fait bien attesté dans le Proche Orient Ancien. C’était le projet de l’empire voisin d’Israël qui, dans un geste conquérant, voulait ramener le monde à sa vision des choses. C’était le projet de standardisation totale qui consiste à dicter à chacun quelle est son identité, quelle est sa place, ce qu’il doit faire et, si possible, ce qu’il doit penser. Ce projet a plusieurs noms. La dictature qui dicte ; le totalitarisme qui gère la totalité des personnes et des aspects de la vie quotidienne ; l’absolutisme qui pose que son point de vue a un caractère absolu.

Le texte biblique propose une approche alternative. Ce n’est plus le « un » qui est recherché ; ce n’est plus l’unicité qui est visée. C’est la pluralité. Ce n’est plus le conforme qui est voulu, c’est le divergent qui est encouragé, valorisé. À l’opposé d’une vision d’Empire, les rédacteurs bibliques proposent un monde multipolaire. Non pas une globalisation qui standardise tout, mais une mondialisation qui maintient les différences et les relie les unes avec les autres.

L’histoire du camp de Rivesaltes montre que le monde biblique était à l’intérieur du camp, parmi les réfugiés, les internés, les déplacés. C’est au sein du camp que se trouvait une population correspondant à l’idéal biblique alors que les promoteurs de ce camp, ceux qui l’ont utilisé à leurs fins politiques, étaient dans une vision de l’Empire, combattu par le rédacteur biblique. La tour de Babel était à l’extérieur du camp. L’histoire du camp de Rivesaltes qui éclaire le récit de la tour de Babel et nous le rend particulièrement familier, nous aide aussi à penser l’Europe.

L’Europe à la lumière de la tour de Babel

Car l’Europe n’est pas seulement un objet politique dont il sera possible de dire quelque chose au moment des élections au parlement européen. L’Europe est aussi une manière de donner chair, ou non, à notre théologie. Selon qu’on se place du côté de l’Empire ou du côté du rédacteur biblique, notre vision de l’Europe sera différente. Selon qu’on se place du côté de ceux qui veulent la pensée unique, qui veulent une pureté de l’identité conforme à ce qu’ils sont ou qu’on se place du point de vue biblique qui promeut la pluralité, notre rapport à l’autre s’en trouvera profondément différent et notre manière de vivre s’en trouvera elle-même profondément impactée.

Si Dieu est promoteur d’unicité, alors nous défendrons une structure politique qui favorise la monochromie culturelle et notre patrie sera celle de la langue unique, du nom unique, de la frontière sociale unique. Si Dieu est promoteur de pluralité, alors nous défendrons un modèle politique qui favorise la pluralité culturelle et notre patrie sera celle du dialogue, de la diversité des identités, de l’ouverture.

Le professeur Pierre-Olivier Léchot (Évangile et liberté, mai 2019) rappelle comment une partie du protestantisme a milité en faveur d’une République des Lettres, sous l’impulsion de Pierre Bayle : « Car une Europe protestante existe bel et bien, dès le XVIe siècle. Celle-ci n’est certes pas centralisée, concentrée sur Rome et l’enseignement de la papauté – même si l’Europe catholique a aussi assumé une part de diversité. L’Europe protestante, c’est d’abord celle des réseaux, des correspondances théologiques et érudites se recoupant partiellement avec la fameuse République des Lettres lancée par Érasme et portée aux nues par Pierre Bayle. Cette Europe, c’est aussi celle des universités et des académies, conçues comme lieux de rencontre, de dialogue et parfois de confrontation d’identités estudiantines se recoupant mais ne s’identifiant jamais totalement. Une Europe intellectuelle donc, mais surtout une Europe intelligente, en constant échange et qui pense de manière critique. »

La pluralité des langues pour une pluralité des personnalités

Cette Europe du XVIè voulue par quelques protestants est une Europe sans centralisme, sans univocité, sans standardisation : pas de réduction à un plus petit commun dénominateur. Dans ce récit de la Genèse, Dieu est ce qui brise les situations de monopole : plus de vision d’empire, plus de centralisation ; Dieu est ce qui fracture la globalisation, ce qui interrompt les processus de fusion-absorption. Dieu est ce qui arrache l’humanité à un fantasme d’uniformité. Nous aurions tous les mêmes racines (de préférence chrétiennes) et, par conséquent, tous les fruits devraient être semblables.

En agissant sur la variété des langues, Dieu agit sur l’identité profonde de chaque être qui se fonde et se structure sur sa langue personnelle. Notre personnalité dépend de notre langue, celle que nous pouvons encore articuler même quand nous avons perdu conscience de nous-mêmes. Chaque individu développe une langue particulière, qui lui est propre, et qui structure son propre psychisme. Agir sur la langue, c’est vraiment agir sur l’identité. N’avoir plus qu’une seule langue, ce serait avoir un psychisme unique pour tout le monde, une identité unique pour tous. Ce serait une manière un peu folle d’aboutir à ce que tout le monde pense la même chose au même moment. Ce serait en venir à ce qu’il n’y ait plus besoin de parler parce que nous saurions déjà ce que l’autre pense, puisqu’il penserait exactement la même chose que moi.

En agissant sur la langue, en créant des variétés, des variations, Dieu est présenté par le rédacteur biblique comme ce qui autorise chacun à développer sa propre personnalité et à la mettre en jeu avec les autres personnalités. Chacun est autorisé à vivre sa propre vie et non à se conformer à un modèle global qui s’imposerait coûte que coûte.

Genèse 11 ne présente pas Dieu en forme de père fouettard qui punirait les humains désireux de se rapprocher de lui. En s’opposant au principe de la tour de Babel qui réduit toutes les identités à l’identité unique pour tous, Genèse 11 présente Dieu comme cette exigence absolue de ne jamais céder sur notre droit à faire valoir notre singularité dans le concert des personnalités. Genèse 11 présente Dieu comme cette exigence absolue du foisonnement de la pensée, de la créativité, de la variation, de l’originalité, de l’ouverture sur toute la surface de la terre. En Genèse 11, Dieu est tout l’inverse de l’internement. En Genèse 11, Dieu est tout l’inverse de l’enfermement. En Genèse 11, Dieu est tout l’inverse du rétrécissement. En Genèse 11, Dieu est tout l’inverse d’une vision étriquée de la vie, d’une vision du confinement des personnes. Genèse 11 présente Dieu comme ce qui redéploie l’existence pour qu’elle soit toujours tendue vers l’infinité des possibles. Genèse 11 présente Dieu non pas comme le promoteur d’une patrie à langue unique, mais comme le promoteur d’une patrie aux mille langues.

Amen

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