Des images du mal

Quel paradoxe de sortir d’une exposition de photographies bouleversante, d’avoir fait quelques photos de ces tirages tous aussi prenants les uns que les autres et de ne vouloir en montrer aucune.

C’est ce paradoxe qui saisira bien des visiteurs de la double exposition « Un dictateur en images » et « Regards sur les ghettos » qui sont visibles au Pavillon populaire de Montpellier, non loin de la place de la Comédie.

Heinrich Hoffmann

Au rez-de chaussée, ce sont des centaines de photos d’Adolf Hitler qui recouvrent les murs, parmi les milliers qui ont été prises. Elles retracent le parcours politique depuis le moment où il songera sérieusement à prendre le pouvoir (1922) jusqu’aux derniers jours (1945) et sont l’œuvre du photographe Heinrich Hoffmann (1885-1957). C’est à lui que l’on doit la plupart des photographies qui illustrent les livres d’histoire et les documentaires dès lors qu’il s’agit de montrer Adolf Hitler. Il a participé à la mise en forme d’Hitler en tant qu’image jusqu’à en faire un produit au service du programme Nazi. D’abord mal à l’aise face à l’objectif, Hitler deviendra un monstre photographique. Entre temps, il travaillera ses attitudes pour capter l’attention des foules et des individus. On le voit travaillant sa gestuelle devant l’œil du photographe en 1927, année charnière dans la construction du personnage selon le commissaire de l’exposition, Alain Sayag.

Des codes seront mis en place pour mettre en valeur Hitler et le rendre reconnaissable entre tous, qu’il s’agisse des lèvres pincées, sans sourire, qu’il s’agisse du minimum d’accessoires ou, signes devenus universels, la mèche et la moustache caractéristiques.

L’exposition révèle que Hoffmann adhéra au parti nazi en 1920 et qu’il fut contacté en 1922 par une agence photographique américaine pour obtenir une photo d’Adolf Hitler, moyennant la somme de 100 dollars. Lorsqu’il rencontra Hitler, celui-ci refusa catégoriquement d’être pris en photo et lorsque Hoffmann essaya tout de même de saisir son image à l’issue d’un congrès, son appareil fut aussitôt saisi et le négatif détruit. C’est quelques temps plus tard que l’intérêt des photographies devint évident pour appuyer la propagande. Hoffmann deviendra alors le photographe officiel d’Hitler.

Revenons sur l’exposition : elle est susceptible de conduire le visiteur jusqu’à l’écœurement voire la nausée. Hitler partout, dans des situations graves, dans des situations banales ou, au contraire, devenues iconiques. Hitler dans toutes sortes de tenues, le plus souvent seul, parfois dans des plans tellement resserrés qu’on se dit qu’il y avait probablement une intention de faire de son visage une image christique. Hitler partout… Jusqu’à la nausée.

Et la nausée se double d’un malaise profond… Comment se fait-il que cette masse photographique inspira autre chose que du dégoût ? Comment se fait-il que la communication mise au service de la manipulation de masse fonctionnât si bien ? Comment se fait-il que tout ceci ait pu aussi produire de la fascination et des adhésions radicales ? Le malaise est profond… Le trop d’Hitler pourrait apparaître, au contraire, pour d’autres, en « pas assez », en « mais qui a dit de s’arrêter ? ».

L’interdit de l’image, de la représentation du vivant revient alors rapidement comme une injonction biblique qu’il faut prendre au sérieux (Exode 20). L’image, la représentation, peut plonger en captivité des personnes pour lesquelles la question du sens n’est pas décisive – des personnes qui accordent plus de valeur à ce qui est visible ou à la forme qu’à toute autre dimension.

C’est à ce moment qu’un parcours au premier étage du pavillon populaire est nécessaire : d’autres photos, de la même époque, sur les ghettos d’Europe orientale (octobre 1939-août 1944).

Les ghettos en photo

Pour reprendre un avertissement passé dans la mémoire collective : « toi qui entres ici, abandonne toute espérance ». Cette deuxième couche d’émotion ne sera pas plus légère que la précédente.

Des photos de Kaunas, Lodz, Kutno montrent le quotidien de ces zones de réclusion pour les populations juives. Tout le monde a entendu parler du ghetto de Varsovie. L’effroi vous saisit lorsque vous constatez que les photographies du ghetto de Varsovie, que vous savez être un point culminant de l’horreur, témoignent d’une vie plutôt insouciante, joyeuse, somme toute ordinaire. Et puis vous réalisez que ces photos ne cherchent pas à rendre compte du réel. Ce sont d’autres photos qui servent la propagande nazie. L’image qui falsifie le réel, encore elle.

La création des ghettos, ces zones d’exclusion dans lesquelles seront regroupées les populations juives, même lorsqu’elles étaient majoritaires dans les villages concernés, fut l’une des étapes préliminaires à la Shoah, l’élimination systématique des Juifs. Ce terme vient de Venise, en Italie, où il désignait le quartier juif qui était entouré de murs et de portes en 1516. Ce terme fut repris par le pape Paul IV pour nommer ces quartiers où les Juifs furent assignés.

Ce furent des mouroirs, premièrement en raison des conditions de vie déplorables qui y régnaient. Des épidémies propageaient la mort. 400 000 avaient déjà péri dans les ghettos à la mi-1941. Ensuite, ce furent des pièges pour les populations qui y vivaient le sort des personnes détenues en camp de concentration. Rien de plus facile que de procéder alors à un génocide sur une population déjà rassemblée.

Mais ce furent aussi des lieux de résistances, des lieux pour des actes héroïques qui firent luire une belle lueur d’humanité dans ces temps d’obscurité absolue.

Cette exposition lève le cœur et donne à voir le sens de l’histoire qui s’écrivait un étage en dessous. Si la fascination pouvait exercer la moindre influence sur quelques-uns, la vue des corps affamés, des charniers et de l’humiliation aura peut-être raison des illusions. Est-ce si sûr ? Tous ces anonymes fixés sur la pellicule, peuvent-ils ressusciter le sens de la fraternité par la seule misère qui s’est emparée d’eux ? Certains ne seront-ils pas confortés dans l’idée qu’ils se font d’une vermine dont il faut se débarrasser – preuves en sont ces photos qui les montrent tels qu’ils sont : presque inhumains.

L’interdit biblique revient à nouveau… Représenter le vivant, c’est en faire un objet, c’est l’objectiver. C’est l’instrumentaliser. Avec des photos bien choisies on construit facilement un ennemi. Orienter le regard sur un aspect plutôt qu’un autre c’est prendre le pouvoir sur les facultés de jugement de celui qui regarde ce qu’on a cadré pour lui.

Quand la foule haineuse amena à Jésus une femme prise en situation d’adultère (Jean 8), Jésus regarda par terre, il baissa les yeux… Il refusa de regarder celle qu’on voulait lui coller devant les yeux pour qu’il constate qu’elle était l’ennemie de la loi de Moïse, celle qu’il fallait éliminer. Résister à la construction de l’ennemi. Résister au pouvoir maléfique des images. Cela demande d’être éduqué, de savoir quels sont les risques à faire une lecture littérale des images qui n’est pas sans analogie avec les dangers d’une lecture littérale des textes bibliques. Décrypter la réalité qu’on nous sert pour y retrouver le réel. Ne pas se soumettre à ce que l’on voit. Faire preuve d’esprit critique.

Eglise servant de lieu de stockage pour alimenter un atelier de tri de plume et de duvets, place Koscielna à Lodz.

Aller, une image, quand même, celle de cette église qui sert ce projet fou. Cela montre qu’il faut se méfier des formes : tout ce qui se passe dans une église, dans un lieu de culte, ne relève pas forcément du sacré. Pour aller plus loin, toute activité ecclésiale ne sert pas automatiquement la vie.

Merci à la Ville de Montpellier et au Mémorial de la Shoah de nous y rendre attentifs !

 

 

Un dictateur en images
Regards sur les ghettos

Pavillon populaire
Esplanade Charles de Gaulle
Montpellier

Jusqu’au 23 septembre 2018
Entrée libre

http://www.montpellier.fr/506-les-expos-du-pavillon-populaire.htm

 

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