Ils disaient « chocolatine » et se faisaient égorger


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Juges 12/1-7
1 Les hommes d’Éphraïm se rassemblèrent, partirent pour le nord, et dirent à Jephthé: Pourquoi es-tu allé combattre les fils d’Ammon sans nous avoir appelés à marcher avec toi? Nous voulons incendier ta maison et te brûler avec elle.  2 Jephthé leur répondit: Nous avons eu de grandes contestations, moi et mon peuple, avec les fils d’Ammon; et quand je vous ai convoqués, vous ne m’avez pas délivré de leurs mains.  3 Voyant que tu ne venais pas à mon secours, j’ai exposé ma vie, et j’ai marché contre les fils d’Ammon. L’Éternel les a livrés entre mes mains. Pourquoi donc aujourd’hui montez -vous contre moi pour me faire la guerre ?  4 Jephthé rassembla tous les hommes de Galaad, et livra bataille à Éphraïm. Les hommes de Galaad battirent Éphraïm, parce que les Éphraïmites disaient: Vous êtes des fugitifs d’Éphraïm ! Galaad est au milieu d’Éphraïm, au milieu de Manassé !  5 Galaad s’empara des gués du Jourdain du côté d’Éphraïm. Et quand l’un des fuyards d’Éphraïm disait: Laissez-moi passer ! les hommes de Galaad lui demandaient: Es-tu Éphraïmite ? Il répondait: Non.  6 Ils lui disaient alors: Hé bien, dis Schibboleth. Et il disait Sibboleth, car il ne pouvait pas bien prononcer. Sur quoi les hommes de Galaad le saisissaient, et l’égorgeaient près des gués du Jourdain. Il périt en ce temps -là quarante -deux mille hommes d’Éphraïm.  7 Jephthé fut juge en Israël pendant six ans; puis Jephthé, le Galaadite, mourut, et fut enterré dans l’une des villes de Galaad.

Chers frères et sœurs, imaginons que, dans un accès de fièvre, le Sud de la France décide de se révolter contre le Nord, et que la guerre s’engage. Comment reconnaître l’ennemi ? Il suffirait d’interroger celui qu’on croise. Imaginons qu’un parisien croise quelqu’un. Pour savoir si c’est un allié ou non, il suffirait qu’il lui demande ce qu’il veut manger pour son goûter. Celui qui répondrait « une chocolatine » serait aussitôt saisi et égorgé !

Voilà ce qui s’est passé au temps de Jephté. La guerre civile se fit à grand renfort d’une discrimination fondée sur le langage. Shibboleth signifie « cours d’eau » et il est probable que les soldats de la tribu de Galaad qui tenaient les passages sur le Jourdain demandaient à ceux qui s’approchaient ce qu’ils voulaient faire. Sans y penser, ils devaient répondre qu’ils voulaient traverser le cours d’eau, mais ils prononçaient le mot à leur manière : « Sibboleth » et non « Shibboleth ». Et cela suffisait à les reconnaître comme des gens d’en face, comme des ennemis.

  1. Que faire de nos différences ?

Cet épisode biblique nous incite à nous interroger sur l’usage que nous pouvons faire de nos différences. Alors que nous constatons régulièrement que la Bible nous invite à cultiver notre singularité, à ne pas gommer nos différences, ici la Bible dit le danger qu’il y a à diverger. Les signes distinctifs peuvent se retourner contre nous en cas de conflits. Les signes distinctifs peuvent servir à cataloguer les individus et, dans des cas extrêmes, à les mettre sur la liste des personnes à éliminer. Nous savons qu’avoir un prépuce ou non a pu être un signe distinctif conduisant à la mort. Dans le monde professionnel, dans le cadre des relations sociales, les signes distinctifs conduisent parfois à des discriminations, tantôt négatives, tantôt positives. Le port d’un voile peut créer un sentiment d’hostilité alors qu’une croix huguenote peut provoquer une bienveillance, attitudes qui peuvent être contestables dans les deux cas.

Du côté de Jephté, les différences sont le signe d’une étrangeté qu’il faut éradiquer. La mention des quarante-deux mille victimes indique bien que l’élimination de l’étrangeté a été massive. Jephté n’a pas fait dans le détail. Et cela pourrait inspirer notre manière d’envisager notre propre relation à l’étrangeté et plus généralement à l’étranger. Selon le principe qu’il faut faire de la Bible un guide de bonne conduite, nous pourrions prendre ce passage biblique comme un texte nous dictant d’éliminer les différences et de ne pas tolérer les divergences : un texte visant l’uniformisation. Toutefois, nous avons deux bonnes raisons de ne pas tenir ce récit pour un modèle à reproduire.

Tout d’abord, si le texte indique que Jephté fut juge en Israël, ce qui signifie que nous pourrions le considérer comme un modèle à suivre, le texte indique aussi qu’il fut juge pendant 6 ans, 6 étant le chiffre de l’imperfection qui manque la plénitude du 7. Le rédacteur biblique indique qu’il ne fut pas à la hauteur de sa fonction. Les 6 ans signalent que sa manière d’incarner sa mission ne fut pas fidèle à ce qu’elle aurait dût être selon l’Eternel. Par ailleurs, deuxième signal que le rédacteur nous offre pour déconsidérer l’action de Jephté : il fut enterré au milieu des villes de Galaad et non avec ses pères. Autrement dit, la sépulture de Jephté qui ne correspond pas à la pratique désirable dans la perspective de la Bible hébraïque, est une manière de dire que la vie de Jephté ne l’a pas conduit à une situation souhaitable. Il y a donc une disqualification de Jephté qui doit nous retenir d’en faire un modèle et qui doit nous retenir de pratiquer, nous aussi, le principe de discrimination.

A la question : que faire de nos différences, le rédacteur biblique indique qu’il ne faut pas en faire un critère de rejet. Mais il n’y a pas lieu non plus d’en faire un critère de sympathie. Haïr ceux qui se distinguent de nous ou les adorer serait aussi inconséquent. Ce texte répond plutôt à la question : que ne devons-nous pas faire de nos différences en montrant que notre relation à la différence, à l’étrangeté, est plutôt un indicateur de ce qui se trame en nous.

  1. L’orgueil blessé à cause de la différence

Pour comprendre cela, il convient de retraverser l’histoire de Jephté. Tout d’abord, nous apprenons qu’il est l’enfant du père de ses frères et d’une prostituée. Cette différence va l’exclure de la famille puis de sa tribu : tous le rejettent. Autrement dit, Jephté est le fruit d’une différence qui va se retourner contre lui. Jephté est donc lui-même une singularité, une différence, une étrangeté, qui va être mise à l’écart avant d’être rappelé par sa tribu quand il y aura un danger imminent et qu’il apparaîtra comme celui qui peut sauver le peuple de ce danger, à savoir les Ammonites.

Si nous continuons à suivre l’histoire de Jephté, nous passons par cet épisode épouvantable où il déclare que s’il gagne totalement la guerre, il sacrifiera la première personne qu’il croisera. Cette personne, ce sera sa fille – il tiendra sa parole contre tout bon sens, contre tout principe d’humanité, contre tout respect le plus élémentaire de la vie. En la tuant, selon le vœu qu’il avait fait, Jephté tue une partie de l’avenir. En en faisant qu’à sa tête, en ne se laissant troubler par aucune autre voix extérieure, il ampute le futur d’une partie.

Il est frappant de constater que Jephté est centré et même replié sur lui-même. Quand il est question de Dieu, dans la vie de Jephté, ce n’est pas pour se mettre à son écoute, ce n’est pas pour se faire bousculer parce que Dieu désigne, c’est au contraire pour confirmer ce qu’il veut, pour confirmer ce qu’il souhaite. Chez Jephté, Dieu est instrumentalisé. Dieu sert seulement à légitimer ce qu’il fait. Jephté ne parle pas à Dieu, il n’écoute pas Dieu, il parle de Dieu quand ça l’arrange.

Comme les choses auraient été différentes si Jephté avait eu la foi d’Abraham, écoutant Dieu en toutes circonstances, notamment lorsqu’il l’exhorte à ne pas sacrifier son fils Isaac (Gn 22). Comme les choses auraient été différentes si Jephté avaient été comme les frères de Joseph qui écoutèrent Juda conseiller de ne pas tuer Joseph, mais de le vendre à des personnes venant de Galaad – justement (Gn 37/25ss.). Mais Jephté n’en fait qu’à sa tête. Son orgueil est sans limite et rejaillit jusque dans sa manière de parler de la victoire qu’il a obtenue face aux Ammonites : « j’ai mis ma vie dans ma main » (v.3), autrement dit ‘je n’ai compté que sur moi’ – j’ai gagné à la force du poignet. Et la rancœur qu’il nourrit contre les Ephraïmites qui ne sont pas venus lui prêter main forte alors qu’il les avait convoqués, comme s’il avait le pouvoir de leur faire faire ce qu’il veut, est suscitée par un orgueil blessé : Jephté est blessé qu’on ne lui obéisse pas au doigt et à l’œil. Jephté est blessé de ne pas être tout puissant sur la totalité du peuple. La conséquence de cette blessure originelle et qu’après avoir amputé l’avenir en tuant sa fille, il ampute désormais le présent en faisant égorger 42.000 personnes.

Faute d’avoir eu l’affection qu’il aurait été en droit d’attendre dans sa jeunesse, parce qu’il a subit l’exclusion des siens, Jephté s’est construit une carapace ; il est devenu insensible aux souffrances d’autrui ; il est tout simplement devenu sourd à autrui. Jephté a cessé d’être sensible à l’altérité. Jephté a cessé d’être animé par la foi, la foi en l’Eternel, la foi en ce qui nous attire au-delà de nous-mêmes, la foi en ce qui désigne l’autre comme un frère, comme une sœur digne d’être écouté, digne d’être aimé. De l’exclusion originelle qu’il a subie, Jephté a conçu un orgueil pour se reconstruire, un orgueil qui lui a permis de donner le change, mais en semant la mort sur son passage. Ce que nous faisons de la différence, ce que nous faisons de la singularité, ce que nous faisons de l’altérité en dit beaucoup plus sur nous que sur tout autre chose. Le racisme en dit beaucoup plus sur celui qui est raciste que sur celui qui subit le racisme… S’agissant de Jephté, il a souffert d’être différent et, en retour, il fait payer cette différence au prix fort.

  1. Évangéliser ses émotions

Ce texte biblique ne pose pas que nous sommes déterminés par notre enfance, par les chocs subis dans notre jeunesse. Ce texte biblique met en évidence les liens de cause à effet qui peuvent déterminer notre vie si nous n’y prenons pas garde. Ce texte biblique révèle de quelle manière nous pouvons être soumis aux blessures qui nous ont été infligées si nous n’ouvrons pas les yeux sur leur réalité. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes condamnés à reproduire les injustices que nous avons subies. Nous les reproduiront seulement si nous ne sommes pas conscients de ce que nous avons subi, si nous n’arrivons pas à exprimer le mal qui nous a été infligé et qui continue à nous ronger. Et en fait, même si le texte n’en parle pas, nous continuerons à être rongés de la sorte tant que nous ne parviendrons pas à pardonner le mal subi – nous libérer de ce que nous avons subi pour éviter de continuer à le subir.  Dieu n’agit pas comme une solution miracle pour parer à ce problème. La Bible suggère que la foi en Dieu peut nous sortir des faux plis que nous avons pris à un moment de notre vie et qui continuent à se propager tout au long de notre histoire. La foi en Dieu peut défroisser notre tenue un peu malmenée par le cours de l’existence. Et ce que certains pourraient considérer comme des faux plis définitifs, sont considérés par les textes bibliques comme des faux plis qui peuvent être métamorphosés. Et le mal qu’on a voulu nous faire peut se transformer en bien – voilà aussi ce que Joseph dira à ses frères, au moment de la réconciliation.  La Bible suggère que la foi en Dieu, notre adhésion à cette altérité qui désigne inlassablement ce que signifie vivre, advenir, peut nous permettre d’y voir plus clair en nous-mêmes, peut nous permettre de repérer nos fragilités, de discerner nos talents et, à partir de là, de frayer un chemin qui nous mènera vers le bonheur et la grâce, vers la terre promise. Il est bien difficile de savoir qui on est lorsqu’on reste dans l’entre-soi, dans sa zone de confort quand il n’y a aucune altérité, quand nos amis nous brossent toujours dans le sens du poil, lorsque nous sommes en situation de responsabilité au milieu d’une cour qui fait bon usage de la brosse à reluire et qui n’est jamais porteuse de la moindre altérité, de la moindre remarque un peu distanciée, qui nous permettraient de prendre un peu conscience de ce que nous sommes en vérité. Notre modèle de foi ne saurait être Jephté qui fait preuve d’une fermeture totale à l’altérité. Notre modèle de foi est bien plutôt du côté d’Abraham qui a quitté son contexte familial, qui a quitté sa zone de confort, pour aller vers lui, pour se découvrir, pour être celui qu’il pouvait devenir (Gn 12). Notre foi est bien plutôt du côté de Joseph qui est recueilli à la cour du pharaon et qui n’a pas considéré que l’étrangeté était notre ennemi – lui qui avait été racheté par des étrangers justement venus de Galaad. L’étrangeté peut être une alliée qui nous aide à faire le point sur nos peurs, sur nos faiblesses, sur nos failles, pour les placer devant Dieu et pour les métamorphoser en puissance de vie. Là où les blessures originelles non traitées peuvent semer la mort sur leur passage, ce qui aura été frotté à Dieu, ce qui aura été confronté à l’Evangile (comme le disait Louis Simon, l’un des intérêts de la Bible, c’est de s’y casser le nez – la Bible n’est pas là pour nous conforter dans nos opinions), se confronter à l’Evangile pour évangéliser nos émotions, pour évangéliser notre histoire, pour évangéliser notre désir, nous permettra alors d’être porteurs de ce dont l’Evangile est lui-même porteur : cette puissance de vie qui, inlassablement, ajoute de la vie à la vie.

Amen

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