Le Sel de la vie : lettre à un ami

Françoise Héritier a offert à ses lecteurs un testament de vie qu’elle a rédigé sous la forme d’une longue phrase en guise de réponse à la carte postale qu’un ami lui avait envoyée durant ses congés. Cet ami, Jean-Charles Piette, professeur de médecine interne à l’hôpital de La Pitié à Paris, avait commencé ainsi : « Une semaine ‘volée’ de vacances en Écosse ».

C’est cette phrase qui a fait réagir Françoise Héritier et l’a conduite à rédiger Le Sel de la vie. Elle récuse l’idée selon laquelle il aurait volé quoi que ce soit, lui qui sacrifie sa vie au service des patients dont il se sent responsable. Comment peut-il penser qu’il vole une semaine alors qu’il n’a pas de temps pour lui, que sa vocation professionnelle ne lui laisse pas, ou alors fort peu, de loisirs ? Françoise Héritier va donc s’efforcer de lui écrire à quel point la vie non professionnelle mérite d’être savourée.

Elle s’emploie alors à rédiger la liste de tous ses plaisirs personnels, de tout ce qui a provoqué en elle le sentiment d’être vivante, d’être bien en vie. Cette phrase-liste est destinée à susciter le désir : désir de ne pas passer à côté de sa vie, désir de cueillir ce que nous offre le présent. A sa manière, elle écrit comme le psalmiste sait le faire, lui qui se réjouit du spectacle qu’il a sous les yeux – quoi qu’elle ne le fasse pas à travers le prisme d’un récit de la création comme c’est le cas dans le Psaume 104. Ce livre est une sorte de louange pour cette vie qui est bonne à croquer.

Elle a également la sagesse de Qohelet, cet auteur biblique qui sait l’importance de ne pas remettre au lendemain ce qui serait juste et jouissif dès maintenant. La sagesse de Françoise Héritier s’apparente à celle de Qohelet qui a découvert que Dieu a mis au cœur de l’humain la pensée de l’éternel, c’est-à-dire de ce qui a une valeur ultime, ce qui ne souffrira pas de regrets futurs (Qo 3/11). Selon les mots de l’auteur : « l’événement s’envole, mais reste l’essentiel, inscrit dans le corps, qui resurgit au charme furtif d’une évocation, au frisson d’une sensation, à la force étonnamment vive et parfois incompréhensible d’une émotion. À quoi cela tient-il sinon à cette voix intérieure brûlante, cette dynamo vitale dont nous ne savons même pas que nous l’avons élaborée au fil du temps. »

Relever le plat de l’existence

Ce livre est une liste de plaisirs, de joies, qui pourrait devenir un catalogue des envies pour son ami, pour le lecteur trop enfermé dans un quotidien saturé de responsabilités à assumer. Chaque proposition de Françoise Héritier devient un grain de sel qui injecte de la grâce dans la banalité de la vie pour en révéler le goût particulièrement savoureux.

Il y a les plaisirs simples de la vie « regarder le feu, manger un sandwich dans la rue, marcher sur du sable chaud mais pas trop, siroter, faire sauter un trousseau de clés, faire pipi dans la nature, être ému aux larmes, hurler de joie devant un tir irrattrapable au football, caresser, être caressé, embrasser, être embrassé, enlacer, être enlacé (avec amour, complicité, tendresse), se sentir plein d’allant, d’enthousiasme, de passion, avoir des élans du cœur, se moquer des convenances, admirer la jeunesse, avoir les yeux plus gros que le ventre, avoir délicieusement peur, se sentir mal et ouvrir les yeux sur des visages amis… ».

Il en est aussi qui demandent quelques moyens quand on réside en France : « sortir sur le tarmac à la saison des pluies à la nuit à Niamey et sentir l’odeur chaude et épicée de la terre africaine, voir au clair de lune un couple de lions traverser silencieusement la piste, surprendre les yeux d’un animal dans les phares d’une voiture (…), recevoir par le travers l’écume des chutes du Niagara, faire le tour d’un énorme baobab, tirer l’eau d’un puis à la force des bras et sans poulie… »

Ne pas mourir de la normalité

Mais mesure-t-on suffisamment l’importance des « déconnades », des pas de côté qui nous sortent de la norme, de la normalité, et nous font entrer dans une vie peut-être plus authentique « se vautrer sur un canapé, flâner dans les rues en faisant du lèche-vitrines, essayer des chaussures, faire le pitre et des imitations, aller à la découverte dans une ville inconnue, jouer au foot ou au Scrabble ou aux dominos, faire des jeux de mots ou des calembours… » ?

Des critiques, il est bien sûr possible d’en faire, à commencer par le fait qu’elle puisse « écouter religieusement Mozart, les Beatles ou Astrud Gilberto » et donc ignorer les Rolling Stones – notamment. L’autre critique, plus sérieuse, correspond à la distance que Françoise Héritier prend par rapport à la sagesse biblique (qu’elle ne revendique pas, au demeurant), en posant un regard presque exclusivement positif sur son passé, exception faite de la mention du lit d’hôpital sur lequel elle s’est rehaussée toute seule ou la sortie d’un coma – ce qui n’est pas rien, bien évidemment. Toutefois, il ne serait pas inutile de convoquer aussi la dynamique de mort et résurrection, pour parler de toutes ces situations où ce qui semblait perdu est retrouvé. Ce qui était captif de la peur, des quiproquos, des conformismes, des conventions, du passé, est libéré et cesse aussitôt d’être comme mort.

Toujours est-il que cette ode à la vie est particulièrement stimulante (peut-être ne faut-il pas la lire d’une traite, au risque d’éprouver un trop-plein ?). Ne soyons pas littéralistes en prenant cet ouvrage comme la liste des choses à faire. Prenons-le comme une invitation au voyage, une invitation à faire un pas de plus en direction de ce qui nous apporte de grandes satisfactions, de ce qui remplit notre vie de sens. « Il faut se garder du temps pour constituer ce florilège intime de sensualité qui peut pourtant se partager, substrat fondamental de la ‘condition humaine’ ».

 

Françoise Héritier, Le Sel de la vie. Paris, Odile Jacob, 2012 (mai 2017), 91p.

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