Contre une législation sur les « fausses nouvelles »

Le Président de la République a annoncé son intention qu’un projet de loi concernant les « fausses nouvelles » soit déposé prochainement. Cette annonce faite lors des vœux à la presse n’a pas manqué de faire réagir les premiers intéressés, les médias, mais aussi les internautes, utilisateurs de réseaux sociaux qui ont pu se sentir particulièrement visés par la possibilité de ce nouveau dispositif qui serait mis en application lors des périodes électorales (dont l’étendue, si elle reste à définir, est certainement plus large que l’officielle campagne électorale).

Bon grain et ivraie

Le Président de la République a raison sur un point : « toutes les paroles ne se valent pas » ou, plus exactement, elles ne sont pas toutes de même nature. Pour reprendre une image biblique, certaines paroles, certaines informations sont à l’image du blé, capables de nourrir la connaissance du monde, capables de renforcer nos défenses contre les difficultés et les menaces. Au contraire, certaines informations sont à l’image de l’ivraie qui, dans la langue grecque, est nommé zizaion, ce que nous pourrions tout aussi bien traduire par « zizanie ». Ces informations-là sont destinées à créer la division, le clivage, la dégradation de la vérité quand il s’agit des choses ou des événements, l’infamie quand il s’agit des personnes.

Pour autant, la parabole du blé et de l’ivraie, dans la Bible, n’encourage pas à arracher l’ivraie aussitôt qu’elle est repérée. Quand le seigneur de la parabole annonce qu’un ennemi est à l’origine de l’ivraie dans le champ, les serviteurs demandent s’il veut que l’ivraie soit arrachée, il répond : « non, de peur qu’en arrachant l’ivraie vous ne déraciniez en même temps le blé (Matthieu 13/29) ». Et il ajoute : « laissez-les croître tous deux ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : cueillez premièrement l’ivraie et liez-la en bottes pour la brûler, mais assemblez le froment dans mon grenier (v. 30). »

Pourquoi ne pas s’attaquer directement aux racines du mal, pourquoi ne pas se réjouir du projet de loi annoncé par le Président, pourquoi résister à la tentation d’exercer une police de la pensée ? Pour la raison que s’attaquer au mensonge par l’usage de la force, cette force serait-elle exercée par la loi dans un cadre démocratique, c’est menacer la vérité.

de peur qu’en arrachant l’ivraie vous ne déraciniez en même temps le blé

Après l’ordonnance du 14 juin 1643 du Parlement anglais pour établir la censure, John Milton rédigea « Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure », le 23 novembre 1644. Il écrivait : « Le bien et le mal ne croissent pas séparément dans le champ fécond de la vie ; ils germent l’un à côté de l’autre, et entrelacent leurs branches d’une manière inextricable. La connaissance de l’un est donc nécessairement liée à celle de l’autre, comme tissée avec elle, et sous tant de ressemblances subtiles ils se distinguent si peu. »

Il allait encore plus loin que la parabole biblique en déclarant que vérité et mensonges sont mêlés d’une manière inextricable. Pour autant, il ne s’agit nullement de renoncer à dénouer le tissage serré des fausses nouvelles et des informations exactes. C’est l’usage d’un arsenal législatif et des moyens juridiques qui étaient récusés par Milton, de la même manière que le seigneur de la parabole rejetait l’idée de procéder à l’arrachage brutal de l’ivraie. Cette brutalité reviendrait à arracher une part de la vérité et, par conséquent, à faire reculer une part de notre humanité. En laissant croître jusqu’à maturité, le seigneur avait une manière d’agir qui a pu inspirer Milton qui continuait son écrit de la manière suivante : « Puisqu’il faut démêler l’erreur pour arriver à la vérité, est-il méthode moins dangereuse de parvenir à ce but, que celle d’écouter et de lire toute sorte de traités et de raisonnements ? Avantage qu’on ne peut se procurer qu’en lisant indistinctement toutes sortes de livres. »

La régulation plutôt que la réglementation

Si la responsabilité d’établir la vérité est confisquée par l’État, l’État met alors la main sur les consciences et devient lui-même une conscience. Ce fut le cas lorsque les catholiques furent interdits de lecture personnelle de la Bible par leur Église. Ce fut le cas lorsque le pouvoir gaulliste éconduisit de l’ORTF les journalistes qui diffusèrent des images des manifestations de mai 68.

Décréter la vérité, c’est l’imposer. Or, imposer la vérité, c’est toujours vouloir imposer sa vérité à la totalité de la population, ce qui n’est pas autre chose qu’un totalitarisme. La vérité a besoin de débat, de contradiction, de tensions, de reprises, de réformes car le réel n’est pas figé une fois pour toutes.

Il y a des « fake news », parfois euphémisées en « faits alternatifs » qui sont délibérément transmis pour nuire à la vérité, pour désinformer, pour asseoir son pouvoir au mépris de la vérité – l’histoire des États-Unis nous en a fourni quelques beaux exemples ces dernières années. Mais il est aussi des « fausses informations » qui sont une étape de la recherche de la vérité, un moment d’une quête de sens et d’une meilleure connaissance de notre monde.

On ne peut atteindre de plus grandes parcelles de vérité sans se tromper, sans errer. Comme le rappelait Sébastien Castellion au XVIème siècle, il ne peut y avoir de recherche de la vérité sans un droit à l’errance. Cela implique un droit à la tromperie. En effet, la vérité n’est jamais établie a priori. Elle est le résultat temporaire du travail fourni par l’esprit scientifique qui essaie, explore, doute, recommence, vérifie, essaie de falsifier, croise ses résultats avec d’autres sources…

L’erreur, le mensonge, ne peuvent être retirés du champ de la connaissance a priori car nous ne savons jamais à l’avance ce qu’il résultera d’une réflexion. N’oublions pas qu’en mathématiques il est possible de raisonner efficacement par l’absurde, à partir d’hypothèses fausses.

N’arrachons donc pas l’ivraie avant qu’elle ait poussé et que nous ayons pu vérifier qu’elle était bien zizanie plutôt que le blé capable de nous nourrir. Apprenons plutôt à distinguer le bon grain de l’ivraie au lieu de confier à un ministère de la censure et à un juge le soin de décider ce que vous avons besoin de savoir, de connaître – ce qui ne pourrait que limiter considérablement notre intelligence personnelle.

Exerçons individuellement notre esprit critique, affûtons notre jugement personnel, après quoi nous serons mieux capables de distinguer l’être responsable du guignol même s’il se prend au sérieux, le média consciencieux du média parodique même s’il se considère sérieux. Éduquons-nous au lieu de laisser à un organisme le soin d’être responsable à notre place.

Aux « fausses nouvelles » préférons les « bonnes nouvelles » – ce que la langue grecque nomme « évangile ». Ce n’est pas l’absence de mauvaises nouvelles, mais c’est ce qui n’est pas tronqué, ce qui n’est pas en partie dissimulé, autrement dit la vérité qui nous rendra libres.

A consulter : le documentaire de Valérie Manns « Monsieur les censeurs, bonsoir ! ».

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