La vie, par grâce seule

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Tite 3/3-8
3 Car nous aussi, nous étions autrefois insensés, désobéissants, égarés, asservis à toute espèce de convoitises et de voluptés, vivant dans la méchanceté et dans l’envie, dignes d’être haïs, et nous haïssant les uns les autres. 4 Mais, lorsque la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes ont été manifestés, 5 il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous aurions faites, mais selon sa miséricorde, par le baptême de la régénération et le renouvellement du Saint-Esprit, 6 qu’il a répandu sur nous avec abondance par Jésus-Christ notre Sauveur, 7 afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions, en espérance, héritiers de la vie éternelle. 8 Cette parole est certaine, et je veux que tu affirmes ces choses, afin que ceux qui ont cru en Dieu s’appliquent à pratiquer de bonnes œuvres. Voilà ce qui est bon et utile aux hommes.

  1. Don et contre-don. Principe de réciprocité

Chers frères et sœurs, nous sommes habitués à ce qu’un don appelle un contre-don. Nous sommes sortis de la période de Noël qui est propice aux échanges de cadeaux, nous sommes encore dans la période des vœux où l’on échange les souhaits pour l’année qui vient de commencer. Nous reprendrons ensuite le cours normal de notre vie où nous échangerons des salutations, des formules de politesse lorsque nous nous rencontrerons.

Ce savoir vivre relève de la morale, des bonnes manières, des bonnes mœurs qui permettent une vie sociale et des relations apaisées. C’est ce type de pratique, l’échange des cadeaux, l’échange d’attentions, de services, qui suscite l’amitié puis renforce les relations amicales. C’est ainsi que nous prenons soin de l’amitié, ce que la langue grecque nomme la philia. C’est la forme d’amour qui se fonde sur la réciprocité. En offrant quelque chose, nous créons une sorte de dette : celui qui a reçu quelque chose se sent redevable. Si nous avons aidé quelqu’un à repeindre sa maison, celui-ci se sentira obligé de donner un coup de main le moment venu.

Il peut y avoir des dettes bien plus importantes qu’un service matériel. Par exemple, un enfant peut considérer qu’il a une dette infinie auprès de ses parents parce qu’ils lui ont donné la vie. Un tel cadeau peut nous donner le sentiment d’être redevable à l’infini auprès de nos géniteurs dont certains ne se privent pas de le rappeler le moment venu, lorsque l’enfant commence à manquer de respect ou ne fait plus preuve d’une obéissance totale à ses parents. Il arrive que les parents rappellent à leur progéniture qu’elle leur doit tout puisque sans eux, elle ne serait rien. Cette conception a d’ailleurs conduit quelques lecteurs de la Bible à comprendre la phrase du décalogue « honore ton père et ta mère » comme un commandement imposant d’honorer ses parents quoi qu’il arrive et de leur être totalement soumis. Ils nous ont donné la vie, le moins que l’on puisse faire et de leur exprimer notre reconnaissance en nous soumettant à leur volonté.

  1. Donner c’est donner, ce n’est pas prêter

Sur un plan purement logique, ce principe du don et du contre-don est assez illogique, pour la bonne et simple raison que donner c’est donner, ce n’est pas prêter. Quand on prête quelque chose, on se met d’accord sur le fait qu’il faudra rendre dès que possible. Dans ce cas le remboursement de la dette fait partie du contrat de départ. Le propre du don, en revanche, est de n’attendre aucun retour, de ne rien espérer en échange, du moins pour ce qui concerne celui qui a donné, sinon ce n’est plus un don. Certes, on peut donner en espérant que ce don serve à quelque chose, que le cadeau produise quelque effet, mais pas pour soi-même, sinon la satisfaction d’avoir fait du bien.

Si nous donnons notre temps, notre énergie, voire notre vie, pour recevoir quelque chose en échange, ce n’est plus un don au sens strict du terme. C’est la raison pour laquelle l’idée selon laquelle il faudrait voter parce que certains ont donné leur sang pour que nous ayons ce droit est une logique fort contestable. Si ce qui a été accompli relevait du don, alors cela n’attend rien en échange. Nous n’avons pas à payer pour les générations précédentes, encore moins pour ce qu’elles ont offert.

Le don relève de la grâce, selon ce que nous avons entendu dans la lettre à Tite. Quoi que les hommes soient insensés, rebelles, égarés, asservis à diverses convoitises, vivant dans la malice et qu’ils soient haïssables (on ne saurait noircir plus ce tableau), nous avons été justifiés, par grâce seule, c’est-à-dire indépendamment de notre indignité manifeste. Ce qui a été manifesté, justement (« épiphanie »  est le terme grec utilisé au verset 4), c’est l’amour de Dieu, sa philanthropie selon le mot du texte grec, qui s’exerce sans que nous ne l’ayons mérité d’aucune sorte, non pas pour en tirer un bénéfice personnel, mais pour que nous accédions à la vie en plénitude, la vie authentique, ce que la Bible nomme la vie éternelle. Dieu n’aime pas pour en tirer un bénéfice personnel. Dieu ne justifie pas pour en tirer un bénéfice personnel. L’amour divin s’offre, gracieusement, pour le seul bénéfice de celui qui le reçoit. Dit autrement, le véritable amour consiste à prodiguer à celui qui se tient à proximité nous ce dont il a besoin pour exister et non ce qui nous permettra d’obtenir quelque chose en échange.

C’est l’honneur du réformateur Jean Calvin d’avoir particulièrement insisté sur le caractère inconditionnel de la grâce, de l’amour divin. Pas de marchandage, pas de logique d’échange, pas d’espoir de réciprocité, rien qui n’endette celui qui est aimé, rien qui n’aliène celui qui est aidé. L’amour librement offert engendre des êtres libres.

  1. Traduire la grâce dans la vie quotidienne, dans la politique

Comment traduire cette grâce dans notre vie quotidienne ? Comment ne pas faire de la grâce un bel objet théologique qui serait admirable dans le musée de la religion, mais qui ne serait d’aucune utilité dans notre vie ? Comment transcrire la grâce dans la politique ?

La grâce, cet amour qui se donne sans condition, peut s’incarner dans notre manière d’éduquer nos enfants, par exemple. La grâce peut nous aider à faire de l’éducation une manière d’enseigner et non de sanctionner. La grâce peut nous rappeler que le but de l’éducation est que les enfants, les élèves, acquièrent ce qui leur sera utile pour être adultes, pour accéder à la vie en plénitude, la vie éternelle et rien d’autre. La grâce nous rappelle que nous ne prenons pas soin de nos enfants à la condition qu’ils nous ramènent de bons résultats scolaires. La grâce nous révèle, même, que nous ne prenons pas soin de nos enfants à la condition qu’ils soient sages, obéissants, et qu’ils n’aient aucun problème avec la justice. J’aimerais vous faire part de l’expérience d’un pédopsychiatre, Guillaume Monod, qui raconte de quelle manière la grâce peut s’incarner dans l’ordinaire d’une institution psychiatrique où séjourne notamment Tiphaine, Tiphaine qui va mal et voici ce qui se passe : « Tiphaine explose comme une grenade d’autant plus destructrice qu’elle est silencieuse. Une grenade qui renverse les deux tables de chevet, en jette les tiroirs contre la glace du lavabo, pousse son lit au milieu de la pièce, arrache les rubans qui maintiennent le matelas, redresse celui-ci puis le jette contre les murs et le roue de coups, déchire de ses dents les deux oreillers, se retourne contre l’armoire, voulant la détruire de ses poings et de ses pieds, mais ne réussit qu’à faire sortir de ses rails la porte coulissante. Un dernier coup de pied de Tiphaine contre la porte lui arrache un cri de douleur, le choc a fait chuter la porte qui s’est écrasée sur sa cheville. (Guillaume Monod, Tiphaine ou le silence du moi. Paris, Albin Michel, p. 166) » Nous sommes au verset 3/3 de l’épître à Tite. Le récit continue : « Assise sur le sol, face au lit dévasté, Tiphaine regarde entrer l’aide-soignante, Sabine, dans la chambre, un verre à la main. » Nous sommes au verset 4, l’amour du Dieu sauveur se manifeste. Le récit se poursuit ainsi : « Allez, viens. Viens me dire ce qui ne va pas, lui dit l’aide soignante, d’une voix étonnamment calme et rassurante. Tiens, c’est ton médicament en cas de crise. C’est pour t’aider à te calmer, ça te fera du bien. Et de la grenadine pour que ce soit plus facile à avaler. »

Tout semble joué, cela semble gagné. Et nous sommes prêts à ce que l’histoire s’achève ainsi, par une molécule qui résoudra le problème d’une manière miraculeuse. Mais ce n’est pas fini. « Tiphaine donne un coup dans la main tendue, envoyant le traitement rejoindre les décombres de l’explosion, et plante dans les yeux de l’aide-soignante un regard de haine, tranchant comme un poignard.

Certains considèreraient que le moment est venu de répondre par une gifle, d’autre par une camisole, par des entraves, en tout cas par une punition qui lui inculque le respect.

Mais l’aide-soignante est animée par autre chose que la logique de l’équivalence : « Ecoute, lui dit Sabine encore plus calmement, il faut que tu te calmes et que tu nous dises ce qui se passe… ça ne sert à rien de nous taper, on est là pour toi, pas pour se faire taper dessus… tu peux nous dire ce que tu veux, qu’on n’est pas gentil, qu’on s’occupe pas assez de toi, qu’on est trop sévère, que tu n’es pas contente de nous… »

Tiphaine se met à hurler, elle décoche un coup de poing contre la poitrine de Sabine, puis elle bondit pour aller à l’autre bout de la pièce, taper dans le matelas encore adossé au mur, repousser encore un peu plus loin le lit, donner un dernier coup de pied contre la table de chevet. Elle s’arrête net et hurle, car sa cheville, déjà meurtrie, vient d’exploser de douleur.

« Sabine pose le verre de grenadine, redresse le lit de Tiphaine, y remet le matelas, les draps et la couverture, puis, avec autant de tendresse et de pudeur qu’il lui est possible, prend dans ses bras l’enfant, recroquevillée comme une feuille d’automne, et la pose sur le lit. Elle prend un oreiller propre dans le placard, le glisse sous la tête de l’enfant, s’assoit à côté d’elle, et lui caresse la tête, les cheveux, ne faisant plus rien d’autre que de recommencer ce geste unique qui arrête le temps. »

La grâce… rien d’autre que la grâce.

Quant à la politique, peut-elle être vivifiée par la grâce, ou la politique doit-elle être le lieu du cynisme ? En pensant à l’aide que la société apporte aux plus pauvres, aux plus démunis, force est de constater que tous ne sont pas égaux. Il y a ceux qui connaissent les filières pour obtenir de l’aide, pour accéder à l’ensemble des prestations, et puis il y a ceux qui ignorent ce à quoi ils ont droit, qui ignorent la plupart des dispositifs qui existent. Il y a les insiders qui connaissent les rouages et les outsiders qui ne savent pas ce dont ils peuvent bénéficier.

La grâce, telle que les textes bibliques nous la révèlent, nous fait prendre conscience que tous les êtres vivants sont parés d’une même dignité, que nul ne pourrait être considéré comme indigne de notre amour, de nos soins : nul ne peut être légitimement condamné à devoir écrire sur un morceau de carton : « J’ai faim ». La grâce nous indique que chacun devrait pouvoir se nourrir sans avoir fait valoir le moindre mérite.

La grâce ne pourrait-elle pas, alors, se traduire sur le plan politique par une mesure qui serait un revenu universel. Comprenez bien que je n’ai nullement l’intention de vous inciter à adhérer à un bout de programme électoral. Ce que nous pouvons nous demander, si nous adhérons à la théologie de la grâce, c’est le moyen de la transcrire concrètement dans notre manière d’organiser notre société. Au nom de la grâce, le principe d’un revenu universel ne serait-il pas une manière de faire valoir la dignité de chacun, sans condition ? Au nom de la grâce, le principe d’un revenu universel ne serait-il pas une manière de libérer chacun de l’angoisse de se nourrir et, par conséquent, ne serait-il pas une manière de libérer chacun d’un frein qui retient tant de personnes de vivre à la hauteur de ce que peut être la vie éternelle, qui retient tant de personnes de ne plus être obsédées par la survie, mais de pouvoir donner du sens à leurs journées. Ne serait-ce pas une manière de ne plus privilégier les pauvres les plus méritants au regard de critères qui doivent plus à un principe de réciprocité qu’à la logique de la grâce ?

Les modalités d’une telle mesure ne m’appartiennent pas, mais la grâce qui nous porte, a de quoi nous inciter à ne pas l’exclure du champ politique qui devrait permettre la mise en œuvre de principes que nous estimons fondamentaux et universels. Si nous concevons effectivement la vie comme un don, un don véritable, nous pourrions envisager que cela soit vrai pour chacun. Si nous concevons effectivement la vie comme un don, faisons de notre politique un moyen de rendre chaque être libre de pouvoir faire quelque chose de sa vie.

Un commentaire

  1. J’ai beaucoup aimé, et je trouve très fondé, maintenant, le lien que vous établissez entre grâce et revenu universel.Le revenu universel comme manifestation de la grâce.
    Dans le contexte politique du moment, je vois au moins 2 contributeurs inspirés qui auront permis à ce concept d’être formulé et entendu.
    Merci de la dimension théologique que vous lui apportez.

    Françoise Majal

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