Pourquoi l’incarnation, pourquoi Noël ?

Tite 3/4-8

4 Mais lorsque la bonté de Dieu notre Sauveur, et son amour pour les hommes, ont été manifestés,
5 il nous a sauvés — non parce que nous aurions fait des œuvres de justice, mais en vertu de sa propre miséricorde — par le bain de la régénération et le renouveau du Saint-Esprit ;
6 il l’a répandu sur nous avec abondance par Jésus-Christ notre Sauveur,
7 afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions héritiers dans l’espérance de la vie éternelle.
8 Cette parole est certaine, et je veux que tu insistes là-dessus, afin que ceux qui ont cru en Dieu s’appliquent à exceller dans les œuvres bonnes. Voilà qui est beau et utile aux hommes !

Chers frères et sœurs, je profite de ce temps de l’Avent pour que nous nous interrogions non seulement sur le sens de Noël, mais sur la raison pour laquelle il y a une incarnation, pour reprendre le terme technique du christianisme. Incarnation : Dieu s’est fait chair. Voilà une spécificité du christianisme. Si le judaïsme a développé l’idée du messie, si l’Islam, par le Coran, présente la naissance de Jésus dans des termes assez semblables aux évangiles, ils n’ont pas suggéré l’idée que Dieu serait fait chair. C’est plutôt du côté des récits mythologiques que nous trouvons des humains qui s’accouplaient à la divinité pour donner naissance à des demi-dieux qui n’étaient ni tout à fait dieu, ni tout à fait homme, alors que la tradition chrétienne, dès l’Antiquité, a parlé de Jésus comme le vrai Dieu et vrai homme, ce qui a de quoi perturber notre rationalité. Pour une part, l’incarnation nous pose problème parce qu’elle semble céder à la mythologie, au merveilleux des contes de fées, à la religion destinée à faire rêver, mais pas à éclairer notre vie quotidienne, notre réalité.

C’est la raison pour laquelle j’aimerais revenir sur cette question d’incarnation, pour souligner deux aspects pour lesquels l’incarnation ne devrait pas être jetée dans les poubelles de la théologie ni remisée dans le rayonnage des contes à dormir debout. J’aimerais mettre en évidence deux raisons pour lesquelles l’incarnation a sa place dans la pédagogie chrétienne.

  1. Dieu se fait homme pour mieux se révéler

La première raison est assez évidente, elle concerne la connaissance de Dieu : Dieu se fait homme pour que nous ayons une meilleure connaissance, une connaissance plus précise de Dieu. Certes, Dieu n’a attendu ni le christianisme, ni la naissance de Jésus pour se révéler. Nombreux sont les prophètes, nombreux sont les témoins bibliques qui nous ont rapporté leur expérience et leur compréhension du divin. Nombreux sont ceux qui ont réfléchi à la question de Dieu, à ce qu’il est, à ce qu’il désigne. Nombreux sont ceux qui ont réfléchi à ses qualités, à sa justice, à ce qu’il nous propose en termes d’espérance. Tous ceux-là nous révèlent Dieu en levant un coin du voile, en quelque sorte, en jetant quelques rais de lumière sur cette zone obscure qu’est le divin. Et tous ceux-là nous aident à faire quelques pas vers l’Eternel, à en découvrir quelques aspects, à la manière de Moïse qui discerne Dieu au fur et à mesure de leur histoire commune.

Mais tout ce qu’ils nous disent de Dieu, ce ne sont que des mots, mis sur les traces de Dieu dans notre histoire. Tous ces récits sont le fruit d’une intelligence mise au service d’une meilleure connaissance de celui qu’on ne voit pas, de celui qui est caché, pour reprendre l’expression du prophète Esaïe (45/15). Et tout ce que nous recevons de ces témoins touche notre propre intelligence, elle vient se frotter à notre propre raison, elle vient chercher sa place dans notre cerveau curieux de ces choses. Mais, le problème de cette connaissance du divin, c’est qu’elle ne touche que notre intelligence. Elle reste un savoir théorique.

Tout l’Ancien Testament résonne de ce drame, à savoir de cette parole de Dieu qui retentit dans l’histoire des hommes, mais qui reste sur le bout de leurs lèvres dans le meilleur des cas, qui ne s’inscrit pas dans le cœur des hommes et des femmes. L’histoire du peuple hébreu, avant d’être la révélation de Dieu, est la révélation d’un échec maintes fois répété, d’un peuple qui reste étranger à Dieu, d’un peuple qui reste sourd à sa parole, d’un peuple qui reste hermétique à son espérance. Cela n’est pas dû à une mauvaise volonté du peuple Hébreu, mais au fait que Dieu reste cantonné à l’intelligence formelle, à cette part de nous-mêmes qui accueille une idée que nous trouvons intéressante et qui la remplacera par une autre idée qui se présentera. L’Ancien Testament fourmille de récits qui mettent en évidence que la connaissance de Dieu reste souvent à la surface des personnes, sans véritablement changer leur être.

Et c’est sur ce constat que l’incarnation entend intervenir : faire en sorte que la connaissance de Dieu ne soit pas seulement intellectuelle ; faire en sorte que Dieu ne soit pas seulement une hypothèse plausible dans l’esprit du croyant qui pourrait tout aussi bien s’en passer. L’incarnation est cette pédagogie pour que nous connaissions Dieu par cœur, en quelque sorte. Or selon l’apôtre Paul, l’incarnation permet la manifestation de la bonté de Dieu et de son amour pour les hommes (v.4). Dans le texte grec, nous lisons que l’apôtre Paul parle de la philanthropie de Dieu, c’est-à-dire de l’amour que Dieu a pour l’homme. Ce thème de la philanthropie de Dieu indique bien que la relation Dieu-Homme n’a pas à être marquée par la seule question de l’intelligence, de la pensée. C’est aussi une relation sensible, une relation qui nous implique totalement, avec nos émotions, avec notre histoire, avec nos goûts, nos inquiétudes et nos passions.

Que l’apôtre Paul parle de la philanthropie de Dieu indique bien que Dieu n’est pas un concept isolé, radicalement éloigné. Dieu n’est pas le Tout-Autre, qui serait dans un autre monde que le nôtre et qui, par conséquent, n’aurait rien à nous dire, rien à nous apprendre, rien à nous faire vivre.

L’incarnation, c’est la possibilité de faire droit à l’humanité de Dieu, pour reprendre l’expression du théologien Karl Barth. L’incarnation, c’est la pédagogie nécessaire pour nous faire comprendre que Dieu n’est pas une idée, peut-être belle, mais ce qui nous concerne au plus profond de notre être, ce qui nous régénère par son Esprit, dit l’apôtre Paul (v.5). C’est en prenant figure d’homme que Dieu peut vraiment prendre chair en nous et cesser d’être une sorte de principe parmi d’autres.

Disons-le plus fortement avec les mots du pasteur Charles Wagner qui s’adresse à Dieu en ces termes : « je ne peux te penser qu’avec les moyens humains, sous une forme mortelle et semblable à celle de mes frères. Et si tu veux t’approcher de moi, ne faut-il pas que tu descendes aux sentiers de la terre ? Pour me parler, ne dois-tu pas employer les termes de la langue maternelle ? Autrement, qui te comprendrait, puisque l’homme est un muet et un sourd pour son propre semblable s’il n’en saisit pas le langage ? C’est pour cela que tu t’es fait homme et que tu as marché parmi nous sous les trais du Fils de l’homme (Devant le témoin invisible, p. 230) ».

La pédagogie divine consiste à nous rejoindre là où nous sommes, là où nous en sommes, ce qui signifie que Dieu se révèle dans l’ordinaire de notre vie, dans notre humanité réelle.

  1. Dieu se fait homme pour que nous soyons plus humains

C’est d’ailleurs là le deuxième intérêt de l’incarnation : habiter non pas seulement nos pensées ou nos rêves, mais notre humanité, pour nous rendre, chacun, plus humain. C’est, me semble-t-il, le sens de la deuxième partie du propos de l’apôtre Paul, qui parle à la fois de justification par grâce seule et de nous rendre héritiers dans l’espérance de la vie éternelle.

Prenons un aspect de notre vie quotidienne : la justice. Comme les autres domaines de notre vie, notre sens de la justice dépend de notre compréhension de Dieu. Notre rapport au monde, aux personnes, dépend de l’idée que nous nous faisons du rapport de Dieu avec le monde, avec les personnes. Si nous n’avons pas au cœur cette image de Dieu offerte par Jésus-Christ, c’est-à-dire l’image d’un Dieu qui aime, d’un Dieu philanthrope, nous pourrions bien avoir l’image d’un Dieu inhumain, d’un Dieu impitoyable voire d’un Dieu homicide. C’est ce que nous enseigne cette histoire que l’on trouve dans un écrit intertestamentaire, Le Testament d’Abraham (X). Nous y lisons qu’Abraham survola la Terre en compagnie de l’archistratège Michel. Abraham voit tout ce qui se fait sur Terre et, à un moment, il voit des hommes armés de poignards. Il demande à Michel qui sont ces gens ? Il lui répond : « ce sont des voleurs qui veulent commettre un meurtre, voler, tuer, détruire. » Abraham dit alors à Dieu : « Seigneur, écoute ma voix ; ordonne que des bêtes sauvages sortent de la forêt et les dévorent ! » A ces mots, des bêtes sauvages sortirent de la forêt et les dévorèrent. Dans un autre endroit, il vit un homme et une femme qui se livraient à la prostitution. « Seigneur, dit Abraham, ordonne que la terre s’ouvre et qu’elle les engloutisse ! » Et aussitôt la terre s’entrouvrit et les engloutit. Cela continue sur la même lancée et une voix vient du ciel qui dit à l’archistratège : « Michel, ramène Abraham en arrière pour qu’il ne voie pas toute la terre habitée. En effet, s’il voit tous ceux qui vivent dans le péché, il détruira toute la création ; car voici, comme Abraham n’a pas péché, il n’a pas pitié des pécheurs. Mais moi, j’ai créé le monde et je ne veux pas que l’un d’eux périsse. Au contraire, je diffère la mort des pécheurs jusqu’à ce qu’ils se convertissent et vivent. Conduis Abraham à la première porte du ciel, pour qu’il y voie les jugements et les rétributions et qu’il se repente des âmes des pécheurs qu’il a fait périr. »

Cette histoire, édifiante, nous aide à comprendre à quel point nous avons besoin que l’amour de Dieu s’incarne en l’homme pour être plus humain… à quel point nous avons besoin de cette grâce. Sans l’incarnation, nous pourrions vivre sous ce régime d’une souveraineté d’un dieu éloigné de l’humanité. Si l’Eternel était un souverain éloigné de nous, reclus dans son univers, coupé de nos préoccupations et de nos besoins, de notre sort, nous pourrions ressentir un éloignement semblable envers ceux qui nous entourent et porter sur eux un regard dénué de compassion.

Dieu se fait homme pour nous rendre plus humain, pour nous ouvrir à de meilleurs sentiments que ceux qui nous animent naturellement. Dieu se rend humain pour nous rendre héritier de cette vie éternelle qui consiste à ne pas offrir des pierres à qui nous demande du pain, mais offrir tendresse, pardon, miséricorde… faire preuve de philanthropie. Voilà ce que nous expérimentons au contact du Christ.

C’est pour cela, frères et sœurs, que la dynamique d’incarnation, toujours à l’œuvre dans notre histoire, est un fait central de la foi : non seulement elle nous aide à mieux comprendre Dieu, mais elle nous révèle à nous-mêmes et nous aide à exceller dans les œuvres bonnes, selon la recommandation de l’apôtre Paul. Le bénéfice de l’incarnation, c’est de nous révéler la douceur de ce nom, Emmanuel, qui, en nous rendant plus proche de Dieu, nous rend plus proche de nous-mêmes.

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