La cène, pour réinvestir la vie

1 Corinthiens 11/20-26

20 Lors donc que vous vous réunissez, ce n’est pas pour manger le repas du Seigneur; 21 car, quand on se met à table, chacun commence par prendre son propre repas, et l’un a faim, tandis que l’autre est ivre. 22 N’avez-vous pas des maisons pour y manger et boire ? Ou méprisez-vous l’Église de Dieu, et faites-vous honte à ceux qui n’ont rien ? Que vous dirai-je? Vous louerai-je? En cela je ne vous loue point. 23 Car j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné; c’est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, 24 et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit: Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous; faites ceci en mémoire de moi. 25 De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous boirez. 26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.

Parmi les différents éléments qui constituent la spiritualité chrétienne, figurent les sacrements qui, en protestantisme, sont au nombre de deux : le baptême et la cène.

La cène chrétienne trouve son origine dans ce jeudi que nous célébrons aujourd’hui : c’est le dernier repas que Jésus prend avec ses disciples, avant qu’il se fasse arrêter puis condamner et exécuté le lendemain. Cette célébration de la cène constitue l’un des éléments visibles de la spiritualité protestante, tout particulièrement dans sa dimension communautaire puisque c’est traditionnellement le dimanche, lors du culte, que le pain et le vin sont partagé en mémoire du geste de Jésus.

1. La cène est-elle un rituel institué par Jésus ?
Mais la cène, telle que nous la pratiquons, est-elle un rituel qui a été institué par Jésus ? Cela ne fait aucun doute. Du moins jusqu’à ce que nous nous penchions sur les textes bibliques. En effet, chez Matthieu, il n’y a pas d’ordre pour que ce repas soit répété par la suite. Chez Marc, il n’y a pas plus d’institution. L’évangile de Jean passe cet épisode sous silence. C’est Luc qui reproduit les mots de l’apôtre Paul « faites ceci en mémoire de moi » (Luc 22/19).

Il est donc légitime de se demander si Jésus avait vraiment en tête que ce repas devienne, sinon un sacrement, du moins un rituel régulièrement effectué dans les assemblées de disciples et de disciples des disciples. D’autant que la phrase de l’apôtre Paul se situe dans un contexte où la pratique des repas était manifestement devenue tout à fait opposée à ce que Jésus avait proposé de vivre : plus personne ne faisait attention à qui que ce soit, chacun s’alimentait sans tenir compte des autres. Ce n’était plus des repas fraternels. C’est cela que l’apôtre Paul souhaite réguler : faire en sorte que l’Evangile de Jésus-Christ ait à nouveau sa place dans la vie quotidienne des Corinthiens.

« Faites cela en mémoire de moi » est une manière de réguler la pratique des Corinthiens, en la coordonnant à la vie de Jésus, à la manière d’être de Jésus, à la façon qu’il a eu de vivre en relation avec ses amis et, de façon plus large, avec les personnes qu’il a rencontrées. Ne vous laissez pas aller à votre propre nature, aurait pu dire Paul, ici même, comme il le dira par ailleurs à la communauté de Galates. Ne faites pas comme les païens qui ne pensent qu’à nourrir leur corps, qui ne voit pas plus loin que les besoins immédiats de la chair. Il y a justement plus grand au milieu de vous, c’est ce que Jésus a prêché. Quand vous êtes ensemble, le Seigneur se tient au milieu de vous et cela devrait être, pour vous, une occasion de grandir, une occasion d’orienter votre existence en direction de l’Evangile.

Autrement dit, ce repas que Jésus pourrait ne pas être destiné à devenir un rituel, mais avoir été un événement particulièrement significatif qui donne sens à la vie quotidienne, qui révèle comment se comporter dans l’ordinaire de notre vie.

2. Un rite qui peut être bénéfique
Si la cène n’est pas un rituel centré sur la question de la nourriture (Paul dira aux Romains que « le Royaume de Dieu n’est pas affaire de nourriture et de boisson, mais justice, paix et joie dans l’Esprit Saint » [Romains 14/17]), nous pourrions, néanmoins, considérer ce repas comme une possibilité de rite. C’est-à-dire non seulement des paroles et des gestes que l’on répète soigneusement, de manière fidèle, mais des paroles et des gestes qui font sens, qui nous aident à mieux vivre, à mieux nous situer dans notre histoire. La cène, comme rite qui nous donne des mots et des gestes quand nous sommes, nous-mêmes, vides de tout et d’abord de vie. La cène, comme rite qui nous permet de reprendre pied dans la vie et dans notre histoire.
Je repense à ce qu’écrivit Timothy Radcliffe lorsqu’il était supérieur des dominicains. Il raconte un séjour qu’il fit chez des sœurs, au Rwanda, à l’époque du génocide. Les sœurs l’emmènent là où l’horreur est à son comble, là où l’humanité n’est plus forcément très visible. Timothy Radcliffe raconte son effroi et le retour, le soir, au couvent. Il était sec. Sec de paroles, sec de vie. Il ne savait plus que dire, il ne savait plus que faire, comment se comporter face à une telle abomination. C’est alors qu’il a laissé le rite faire son œuvre, se rappelant que Jésus avait offert des mots et des gestes au cœur même de l’inhumanité, en ce jeudi dont nous faisons mémoire ce soir. Les paroles de Jésus lors du dernier repas, le partage du pain, du vin… voilà qui permit à tout le monde de ressusciter, d’être relevé de son abattement. La cène peut nous offrir une pédagogie pour nous sortir de nos plus mauvais moments.

3. Le sens de la cène
C’est ce sens-là que nous pourrions retenir parmi plusieurs sens disponibles. Considérer que la cène n’est pas d’abord un rituel, mais une invitation à réinvestir chaque aspect de notre vie quotidienne en lui donnant une dimension spirituelle, c’est-à-dire en renouant avec l’Esprit qui a animé Jésus durant sa vie.

Notons que dans le texte, Paul n’écrit pas qu’il s’agira de faire cela en mémoire de Jésus toutes les fois que vous en boirez, sous-entendu toutes les fois que vous boirez de cette coupe bien spécifique que l’on trouve dans les Eglises et qui ne ressemblent à aucun objet que nous possédons personnellement ; Paul écrit qu’il convient de faire cela toutes les fois que nous boirons. A chaque fois que nous accomplissons ce geste a priori insignifiant qui consiste à boire, geste aussi ordinaire qu’élémentaire, nous sommes invités à nous référer à ce que Jésus a donné à comprendre.

Lorsque nous désespérons de l’humanité, lorsque les actes barbares s’accumulent et ne nous donnent plus beaucoup de raisons d’envisager joyeusement l’avenir, la cène peut nous rappeler qu’à notre niveau, les choses peuvent changer, elles peuvent prendre une tout autre direction. La cène dit qu’il est effectivement possible de vivre la fraternité plutôt que l’adversité voire la haine. La cène dit qu’il est possible de vivre la convivialité plutôt que l’isolement. La cène dit notre liberté face à des situations catastrophiques qui pourraient nous donner l’impression que le monde se défait inexorablement. La cène nous dit la possibilité de réinjecter l’Evangile dans notre vie pour que tout cela ne se finisse pas en bain de sang, mais soit les prémices de ce que la Bible nomme le Royaume de Dieu, cette possibilité de vivre en frères sans avoir besoin de se sacrifier sur l’autel du bien commun.

Amen

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