L’actualité de Paul Ricoeur

Conférence du Professeur Olivier Abel

Temple de la rue de Maguelone – Montpellier * 19 juin 2017

Introduction par James Woody

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Je vais répondre à la question posée à partir du gros trois mâts – Ricœur appelait La mémoire, l’histoire, l’oubli mon « trois mâts » – qui fait quelque chose comme sept cents pages. Il pensait qu’il y aurait quatre cents, cinq cents personnes qui pourraient le lire. Il a été très étonné, au bout d’un an, que ce livre ait été acheté par treize mille personnes – c’est beaucoup pour un livre de philosophie trapu comme celui-là. Et parmi ces lecteurs il y a Emmanuel Macron. Quand, dans la revue Esprit, il fait un numéro en septembre 2000 intitulé « les historiens et le travail de mémoire », Emmanuel fait un gros compte-rendu dans lequel il monte le dossier sur le livre de Ricœur et il a vingt-deux ans.

L’actualité de Ricœur est, bien sûr, très liée à l’actualité de l’élection d’Emmanuel Macron. Pour une part c’est dommage car l’actualité de Ricœur ne dépend pas de Macron. Son actualité est beaucoup plus diverse, il y a bien d’autres lectures de Ricœur que celle de Macron.

Esquisse biographique de Paul Ricœur

J’entendais ce matin le philosophe Luc Ferry dire avec ce ton inimitable qui est le sien : « Oh ! De toute façon, il n’y a pas de grands philosophes au centre. » Il parlait du philosophe de Macron et donc il parlait de Ricœur – c’est très typique de l’élégance de Luc Ferry. Pour lui, quelqu’un pour Tocqueville est évidemment beaucoup plus grand que Ricœur, ce qui est évidemment faux. Ricœur est le plus grand philosophe français de la seconde moitié du XXème siècle. On le réalise peu à peu. Il est plus important que Sartre et plus important que Merleau-Ponty. Il est plus important que Lévinas. Il est plus important que Derrida. Son œuvre a une ampleur – je dirais physique – telle qu’il laboure tous les champs de la connaissance et la fertilité de l’œuvre de Ricœur va se voir à la longue. C’est comme les grands auteurs qui structurent le vocabulaire, la mémoire de la pensée, dans tous les champs, pour plusieurs générations. Son problème, la raison pour laquelle il est si méconnu –il faut le dire d’un mot – il a été traité de « philosophe chrétien », ce qui est une injure en France. Et c’est une étiquette difficile à porter dans la France des années 68, mais même après et même aujourd’hui, d’ailleurs. C’est un grand lecteur de Marx, mais il n’était pas marxiste, ce n’était pas un structuraliste etc. Lui-même disait qu’il n’était pas un philosophe chrétien. Il disait qu’il était un philosophe tout court et puis un chrétien d’expression philosophique comme il y a des chrétiens d’expression musicale, comme Bach, ou des chrétiens d’expression picturale comme Rembrandt. Lui était un chrétien d’expression philosophique.

Ricœur est né en 1913. Sa mère et son père sont mort quelques mois plus tard, donc il est orphelin, élevé comme pupille de la nation. Dès qu’il va atteindre l’âge de la conscience, je dirais spirituelle, politique, humaine simplement, il va grandir dans une conscience très aiguë de pacifiste, de non violent. L’affaire Sacco et Venzetti – il a onze ans – le révolte. C’est quelqu’un qui a des indignations. Grand lecteur – c’est la seule vie qu’il y avait autour de lui, les livres, dans un milieu où il y avait tant d’hommes qui avaient disparu. Il ne passe pas le concours de l’École normale, autre différence avec beaucoup d’autres grands intellectuels français parisiens qui, tous, passent par Normale Sup’, bien sûr. Lui est en Normandie, en Bretagne – il est à Rennes. Au moment de la guerre il est agrégé de philosophie, il est mobilisé, il est pris et il va passer cinq ans de captivité. Et à ce moment-là il va réaliser qu’il s’est trompé : son pacifisme qu’il discutait pied à pied avec des amis comme André Philippe, qui lui disaient qu’il fallait réarmer la France, lui faisait penser, jusqu’en 1938, que l’Allemagne allait s’arrêter, qu’on l’avait humiliée et qu’il fallait accepter quand même ce qui se passait. Il a donc vécu cela comme une énorme erreur personnelle. Il note : « je sais désormais que je peux me tromper de jugement politique. » C’est important de savoir cela : ce doute politique profond.

Ensuite il revient, il est au collège cévenol, au Chambon-sur-Lignon. Il est ensuite nommé à l’université de Strasbourg où il sera très heureux dans une chaire d’histoire de la philosophie. Puis il arrive à la Sorbonne. C’est son heure de plus grande gloire. Il a comme assistant Jacques Derrida. Il va ensuite Nanterre. Il est de ceux qui décident de quitter la Sorbonne et d’aller dans la banlieue, dans des bâtiments en préfabriqué pour faire une université populaire décentralisée en dehors des murs de Paris. Il invite Lévinas, il invite quelques autres. Il crée dans l’université de Nanterre un département de philosophie. Arrive 68 et Cohn-Bendit qui rentre dans l’amphithéâtre et qui dit : « Ricœur, c’est fini ! » Tout le monde quitte l’amphithéâtre. Ricœur va être pris dans ces remous. Il accepte la responsabilité d’être doyen de Nanterre, il vit les affrontements entre les gauchistes et la police. Il essaie de préserver le campus et finalement il donne sa démission. C’est un moment de rupture pour lui. Tous les grands intellectuels du moment, Lacan…, disent que, de toute façon, ce n’est qu’un chrétien. C’est à ce moment qu’il décide d’accepter d’aller à Chicago où il succède à Paul Tillich qui vient de mourir. Il partage alors sa vie entre les USA et la France pendant une dizaine d’année. Il parcourt le monde entier à l’invitation de beaucoup d’universités. Il connaît un grand malheur en 1986 lorsqu’il perd un de ses fils qui se suicide (il a cinq enfants).

Je l’ai connu en 1966 à Châtenay-Malabry où mon père était pasteur. Adolescent, je suis allé le voir souvent. Je lisais ses livres. Je l’interrogeais. J’ai eu la chance de pouvoir discuter avec lui dans bureau. Au-dessus de chez lui vivait Henri-Irénée Marrou, l’historien. C’était la communauté Esprit, avec Mounier. C’était un lieu extrêmement chaleureux que j’ai beaucoup fréquenté et aimé. Après je suis venu à Montpellier et j’y suis retourné en 1975 pour faire mon DEA avec lui et Lévinas et, en 1983, ma thèse. C’est de retour à Paris que nous avons noué cette amitié. Tout ceci pour dire que Ricœur était quelqu’un d’extrêmement accessible. C’est pour cela que je ne suis pas étonné qu’un jeune homme comme Macron ait pu se lier à lui. Ricœur ne s’intéressait pas forcément aux grands, uniquement aux grands : il prenait tous ceux qui venait à lui. Il les prenait en amitié. Il avait énormément d’amis dans le monde entier. Nous avons mis beaucoup de temps, les uns les autres, pour comprendre l’étendue de ses réseaux de connaissance.

C’est ainsi que Macron est entré dans la proximité de Ricœur comme assistant éditorial de son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli et nous l’avons fait entrer au comité éditorial du fonds Ricœur.

La philosophie de Paul Ricœur

Qu’est-ce que la pensée de Ricœur ? C’est d’abord un style philosophique, un style interrogatif. C’est une manière de questionner, une manière de faire dialoguer. Ricœur c’est un « dialogueur », quelqu’un qui ne pense pas tout seul, quelqu’un qui pense avec et qui fait dialoguer des gens qui n’ont jamais dialogué (Aristote et Augustin, Hegel et Platon) : des gens absolument étrangers les uns aux autres, qui étaient loin les uns des autres. Il garde de Platon ce sens du questionnement sans fin, d’Aristote son pluralisme méthodique (il y a des champs différents qui demandent des méthodes différentes) et de Kant ce sens des limites (il y a des limites ; il n’y a pas un discours qui peut être juste à tous les niveaux). Il fait dialoguer, il fait s’interroger, il montre la pluralité des points de vue, la pluralité des interprétations, la discontinuité des problèmes. Je dirais qu’il déconstruit. Il écrit Temps et récit où il parle d’identité narrative et dans ses conclusions il démolit tout ce qu’il a fait. Ce sont des conclusions tout à fait extraordinaires – il a mis d’ailleurs un an à rédiger ces conclusions. Voilà la démarche de Ricœur, un peu comme Pénélope : on fait, on défait, on refait. Il fait aussi dialoguer la philosophie avec la non-philosophie. Quand il travaille la philosophie antique, il l’a fait entrer en dialogue avec la tragédie grecque. Quand il travaille sur la philosophie chrétienne (toute la philosophie depuis Augustin jusqu’à Kant et Hegel, c’est de la philosophie chrétienne), il la met en dialogue avec les textes bibliques, avec la pluralité du texte biblique. Il fait dialoguer la philosophie avec les sciences humaines, avec l’histoire, avec la sociologie, avec la psychanalyse, avec la théorie militaire – ce sont ses ouvrages sur la métaphore, sur le récit. Il fait dialoguer les traditions philosophiques : la tradition anglo-saxonne, Wittgenstein, avec la tradition continentale, Husserl, la phénoménologie etc. De même en philosophie politique. C’est un traducteur. Il a traduit énormément, il a fait traduire.

Ses grands thèmes

La question du mal.
Son thème premier est l’éthique : l’éthique dans un sens politique, car le mal n’est pas seulement un petit péché moral individuel ; le mal a une ampleur qui traverse les institutions, qui traverse l’économie, qui traverse l’État – l’État peut devenir mauvais, on l’a vu avec le nazisme, il peut y avoir des lois scélérates. C’est aussi la culture, la religion, des grandes sphères de déchéance humaine et qui sont aussi des sphères d’espérance humaine. Le mal n’est pas seulement moral, il est aussi politique, il traverse aussi les grandes structures collectives. Mais l’orientation de Ricœur est affirmative, marquée par le « oui ».Il y a une affirmation et une orientation de la pensée de Ricœur qui explique sa manière de dire oui à travers le non, mais quand même oui. Il y a une tension entre le oui et le non qui est fondamentale. C’est un oui qui comprend un non. Il y a un « et en même temps », une sorte de correction mutuelle des concepts : amour et justice, responsabilité et conviction. Cela est vrai en particulier sur sa conception du sujet éthique. Le sujet humain peut plaider coupable. Ricœur mesure la culpabilité, la capacité au mal. Ensuite il est coupable, mais il est fragile, il est d’abord vulnérable. Il est encore plus vulnérable, il est encore plus fragile que coupable. Et puis, au fond, derrière sa vulnérabilité, il est capable, il est quand même capable (sinon il ne serait pas coupable, s’il n’était pas capable). Il a aussi une capacité – ça c’est un terme que Macron a beaucoup repris.

La situation des langues.
Les humains sont des sujets langagiers, de langage. Il y a du langage et le langage apparaît sous la forme de langues au pluriel. Il n’y a pas une humanité, il y a des humanités, des cultures, des civilisations et la condition actuelle est une condition de dialogue extrêmement difficile des cultures et des civilisations. Dans un texte de 1960, il écrit que le danger, quand on se confronte à d’autres civilisations, c’est le relativisme général, le risque d’être tous des touristes : il n’y aurait plus que des autres. Or Ricœur écrit que pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi, il faut exister soi-même pour rencontrer l’autre ; il faut avoir sa propre tradition, sa propre culture, sa propre langue : il faut être bon dans sa propre langue, sa propre culture, pour pouvoir rencontrer un autre être disponible et accueillant. C’est aussi de cette manière-là que Ricœur est resté protestant. Il dit que c’est un hasard de naissance qui l’a fait naître protestant : un hasard transformé en destin par un choix continu. Il a essayé de rendre intelligible, il a essayé de comprendre ce qui lui était arrivé de naissance. Nous parlons de naissance, mais nous pouvons aussi parler de rencontres, car nous naissons dans une langue ou bien nous sommes transférés dans une langue, par hospitalité, par exil, par migration, par conversion… Mais cela veut dire qu’il y a une finitude. Nous sommes des êtres mortels, mais, d’abord, nous sommes des êtres nés – la finitude, c’est d’abord la finitude de la naissance : nous sommes des êtres nés quelque part. Cela signifie que nous sommes en dette : nous devons assumer le lieu où nous sommes nés, nous devons le porter, de manière inventive, de manière créatrice. C’est un point très important qui est au cœur de sa philosophie herméneutique. Nous sommes des êtres interprètes. Nous devons déjà interpréter le fait d’être nés. Nous répliquons au fait de la naissance, dit Hannah Arendt, par l’interprétation. Seulement, l’interprétation on la vit dans un monde qui est déjà interprété par ceux qui nous précèdent et donc nous survenons au beau milieu d’une conversation qui a déjà commencé et, à notre tour, nous allons continuer la conversation et nous allons nous retirer pour laisser la place à d’autres après nous. C’est la condition herméneutique : on s’inscrit dans une tradition et, en même temps, on apporte quelque chose, on invente, on propose des écarts. Cela suppose la confiance en soi : il faut avoir confiance en soi pour rencontrer un autre soi. Pour vraiment rencontrer un autre, il faut avoir confiance en soi.

Notre thème, c’est le sujet, le sujet qui interprète. Ce sujet n’est pas taré par rapport à lui-même, identique : l’identité, c’est une identité qui change, qui s’ouvre, qui vient de mille sources. Je viens de mille enfances. Nous venons tous de plusieurs sources, et nous sommes « re-générés », réengendrés par toutes nos rencontres et, fondamentalement pour Ricœur, par toutes nos lectures. Pour Ricœur, le choix est au miroir des écritures. Nous vivons devant les écritures – pas seulement les écritures bibliques, mais aussi devant les tragiques grecs, devant Shakespeare. Les textes sont des occasions de renaissance, de recommencement, de recommencement vertical, parfois. Il ne faut donc pas chercher derrière le texte ; il faut chercher ce que le texte nous fait faire, nous ouvre, ce qu’il ouvre devant nous : c’est un monde ouvert devant le texte. Il y a donc une pluralité d’interprétations comme une partition musicale va être interprétée différemment par les divers interprètes. Nous interprétons différemment : il n’y a pas deux interprétations identiques. Herméneutiquement parlant, ce n’est pas possible d’avoir deux interprétations identiques. Il en résulte des conflits d’interprétations. Ricœur écrit un livre important dans son œuvre, Le conflit des interprétations. Ricœur, c’est un homme qui ne cherche pas à cacher les désaccords. Il faut aller au bout de la formulation, de ce qu’on a formulé et qui devient une conversation, un dialogue infini.

Le temps. Ricœur a beaucoup travaillé sur le temps. Il a écrit un beau livre intitulé Temps et récit, en trois volumes là encore, selon lequel le temps humain est un temps raconté, un temps configuré par les récits. Cela veut dire qu’il faut aussi pluraliser l’histoire : il n’y a pas qu’un seul récit. Il y a plusieurs récits possibles sur un même vécu ; il y a plusieurs manières de dire. L’histoire, elle-même, est liée à l’histoire parce qu’il y a plusieurs histoires. On n’est pas dans une seule histoire. Pour l’histoire humaine, pour l’histoire de France, par exemple, il écrit : « la vague de l’histoire ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple. » Il veut dire qu’on ne peut pas être bon tout le temps, à tout point de vue, dans tous les domaines. Parfois on est bon militairement, mais on n’est pas bon dans les arts ; parfois on est moins bon militairement, mais on est excellent en littérature. Les sociétés ont des horloges compliquées, beaucoup plus compliquées que le succès ou l’échec : la réalité historique est beaucoup plus compliquée que cela. Ricœur écrit, en pleine guerre froide : « compliquons ! Compliquons tout ! » Il a parfaitement réussi son pari.

Il y a aussi l’idée qu’on peut rouvrir des possibles enfouis ou écrasés dans le passé. Cela est vrai pour la fiction, notamment (parce que le récit est le récit historiographique, mais c’est aussi le récit de fiction), qui est comme une tête chercheuse qui permet de rouvrir dans le passé des possibilités qui ne se sont pas réalisées, effectivement, dans l’histoire, mais dont les auteurs, fictivement, ne savaient pas que cela n’allait pas se réaliser – ça aurait pu se réaliser. La fiction, en ce sens-là, est très importante, ne serait-ce que pour comprendre le passé, pour comprendre l’Edit de Nantes, par exemple : l’Edit de Nantes aurait pu marcher. Que serait une France sous l’Edit de Nantes ? Ce serait une France qui aurait mieux tourné, d’une certaine manière. La paix se serait installée durablement. Peut-être cela nous aurait-il épargné beaucoup de faux conflits – peut-être.

Quant à l’identité narrative, elle a plusieurs origines, elle a plusieurs sources, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de synthèse, il n’y a pas de récit des récits. Il faut renoncer à Hegel, il faut renoncer à faire une synthèse absolue de tous les récits. Il n’y a pas une intrigue, il y a des intrigues. Nous sommes enchevêtrés, dit Ricœur, dans des récits qui changent eux-mêmes et qui forment une pluralité narrative.

L’action. Ricœur y insiste dans un grand livre qui s’appelle Soi-même comme un autre, au sujet des capacités. C’est là qu’il développe les capacités de parler, d’agir, de s’imputer des actions, de dire que j’ai fait quelque chose – agir -, capacité ne narration, puis capacité de responsabilité, capacité éthique (il ne peut pas y avoir un sujet moral s’il n’est pas déjà capable de narration). Et le problème aujourd’hui, peut-être, dit Ricœur, c’est que la capacité narrative s’est affaissée. Il y a un affaiblissement de la capacité narrative. On ne croit plus aux récits. Walter Benjamin écrivait sur le déclin du récit, après la guerre : après Verdun on ne raconte pas, ce n’est pas la peine de raconter. Après Auschwitz ce n’est pas la peine de raconter : ils ne nous comprendront pas. Et les autres ne décident même pas de dire : « allez, raconte ! raconte ! » On renonce à raconter et cela touche toute la vie qui conduit à un appauvrissement d’expérience, parce que nos expériences ne sont riches que du partage narratif de nos existences.

On ne peut constituer un sujet éthique que sur la base d’un sujet déjà capable d’agir, de parler et de raconter. C’est ensuite une fusée à trois étages : il y a la visée éthique qui est la visée du bon, ce qui est plutôt la visée spinoziste ou aristotélicienne ; il y a la norme morale qui est plutôt une protection contre le mal, ce qui est plutôt la limite kantienne (ne pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas qu’ils nous fassent) ; et puis il y a la sagesse pratique qui est l’autre côté du tragique, c’est la sagesse du moindre mal. C’est une manière pluraliste d’aborder la morale. Il n’y a pas une morale chez Ricœur. Il y a un temps pour l’éthique et un temps pour la morale ; un temps pour la morale et un temps pour la sagesse, ce qui est un peu bancal. Ricœur est assez bancal – c’est le philosophe tel que le définit Merleau-Ponty. On retrouve cela en politique. En politique il y a d’un côté la posture positive du politique : c’est le lien d’association, de l’agir ensemble, ce qui consiste à faire un pacte ensemble pour faire des choses ensemble et cela c’est une dimension horizontale, mais en même temps le politique c’est le lieu de la domination, de la violence, c’est aussi la recherche d’une force capable de nous protéger de la violence et donc une recherche du pouvoir vertical, de l’autorité protectrice. Il y a quelque chose d’horizontal et de vertical. Macron a gardé les deux, il tient aux deux, mais il va y avoir un débat en lui-même, pace que je pense qu’il a compris qu’en France, qui est un pays de vieille tradition monarchique et jacobine, très centralisé, il faut quand même de la verticalité : il faut un politique très jacobin, très monarque… jupitérien.

Chez Ricœur il y a ces deux côtés : une philosophie politique du pacte, très horizontale, et une philosophie politique de la violence. Il ne faut pas sous estimer la violence dans l’histoire et donc l’autorité capable d’arrêter la violence, capable de la canaliser, capable de protéger les minorités de la majorité.

Il y aussi une dimension de l’éthique qui, tantôt, de l’intérieur, anime la politique positivement et puis, tantôt, de l’extérieur, l’éthique résiste aux abus du pouvoir. Il y a donc un dedans/dehors qui est très important chez Ricœur. Il faut être à la fois dedans et dehors. Il y a des gens qui sont tout le temps dans le pouvoir parce qu’il faut être dans le pouvoir – ce sont les machiavéliques – et  il y a des gens qui sont toujours dehors qui sont des idéalistes, mais qui finalement son cyniques parce qu’ils n’ont aucune responsabilité. Ricœur dit qu’il faut tricoter les deux choses.

La mémoire, l’histoire, l’oubli

Le noyau de ce travail est la mémoire et l’oubli. Il va constituer ce livre par des interventions successives qui lui seront demandées à partir de 1995. En 1999, Ricœur qui n’a jamais touché un ordinateur, demande aux éditions du Seuil s’il n’y a pas quelqu’un qui pourrait lui servir d’assistant de rédaction. C’est là que François Dos, qui avait présenté Emmanuel Macron à Olivier Mongin le met en relation avec Ricœur. Il va mettre en ordre toutes les notes, toute la bibliographie et puis il fait des remarques « c’est pas clair »… Dans ses souvenirs il dit que lorsqu’il vient voir le philosophe, il s’installe et « comme j’allais tous les matins chez lui, nous lisions ensemble. Il lisait tous les matins, où qu’il se trouve, même en voyage. L’après-midi était consacrée à l’écriture. » C’est ça que faisait Ricœur. Le matin, sacré, personne ne le dérange : il lit. Et donc il a juste dit à Macron : si vous voulez venir chez moi, pourquoi pas, mais vous lisez dans votre coin. Moi je lis. Donc ils lisaient l’un à côté de l’autre.

Macron écrit, fait tout un commentaire de La mémoire, l’histoire, l’oubli, dans le numéro de la revue Esprit, qu’il intitule « La lumière blanche du passé ». La perception de Macron est la suivante : la lumière du passé est une lumière blanche, mais Ricœur arrive à proposer un prisme de distinguer le passé selon la mémoire, le passé selon l’histoire, le passé selon l’oubli, le passé le pardon. C’est une jolie image que Macron a trouvée : une image de Ricœur offrant un prisme pour analyser le passé, pour analyser la lumière du passé : « il décompose la lumière du passé en faisceaux distincts, celui de la mémoire, de l’histoire… » Il s’attache à cette première distinction entre la vérité historique et la justice mémorielle. C’est vrai que dans le livre de Ricœur il y a deux sujets. Il y a un sujet épistémologique, relatif à la connaissance (qu’est-ce que la vérité du passé, qu’est-ce que la représentation du passé ?) et qu’est-ce que la juste mémoire ? Parce que parfois il y a trop de mémoire, parfois il n’y a pas assez de mémoire. Il y a des abus de mémoire ou des oublis. Ce sont deux problématiques différentes, mais très liées.

S’agissant de la justice mémorielle, il écrit au sujet du devoir de mémoire : « ce paradoxe grammatical provient d’un impératif de justice qui retourne la mémoire en projet. ‘Tu te souviendras’. Ainsi le devoir de mémoire est-il le devoir de rendre justice par le souvenir à un autre que moi. » Le devoir c’est rendre une dette et ça c’est une idée très importante que Macron ne devrait pas lâcher, d’autant que dans le sillage de Macron il y a des gens qui pensent qu’être macronien c’est « je ne dois rien à personne, je dois tout à moi-même : je suis un entrepreneur de moi-même. » Ca ce n’est pas Ricœur. Je ne sais pas si c’est Macron, mais en tout cas ce n’est pas Ricœur. Et voyez ce que dit Macron dans ce texte : « A cet égard, la dette est la condition de possibilités existentiales de leur de la représentance. L’avoir été l’emporte ainsi sur le révolu. Le passé existe encore au présent. » Le rapport au passé est un rapport d’endettement. Nous devons quelque chose au passé. Nous devons quelque chose à ce qui a été. Ce qui est maintenant est en dette à l’égard de ce qui a été.

Mais le devoir de mémoire peut devenir un abus. Et Ricœur poursuit, en effet, en disant qu’il ne suffit pas de parler de devoir de mémoire : il faut aussi faire le travail de mémoire. On peut édicter des lois, ça c’est fatidique en France : on fait des lois, mais le boulot, il faut le faire, disait Ricœur. C’est un travail. Le devoir de mémoire peut ainsi être paré du bon usage comme celui de l’abus. C’est pourquoi à l’impératif paradoxal du devoir, Paul Ricœur préfère la formule de « travail de mémoire ». C’est la lecture qu’en propose Macron.

Et ce qu’il dit de l’histoire est très intéressant. Pour lui, la mémoire est adressée à des sujets personnels qu’on peut individualiser, mais l’histoire est distante du passé et reste impersonnelle en tant qu’elle est adressée à n’importe quel lecteur. Un livre d’histoire, en principe, doit pouvoir être lu par quiconque : il n’est pas pour ma tribu, il n’est pas pour ma communauté, il est pour tout le monde. C’est cela qu’est, idéalement, un livre d’histoire – c’est très bien vu. C’est donc l’idée que, parce que le lecteur est anonyme, c’est pour le citoyen, pour n’importe quel citoyen. Il y a donc une distance, il y a un devoir d’équidistance et donc d’équité dans le rendu du passé. C’est là le travail de l’histoire. Il s’agit de tempérer l’exclusivité des mémoires particulières en donnant aux événements leur juste place, en nuançant les rapports passionnels et vifs au passé de certaines mémoires, en sortant des événements de l’oubli. L’histoire peut alors enrichir la mémoire, la corriger. Macron reprend cela dans un autre article, en faisant toujours la lecture de Ricœur, dans un entretien qu’il a fait dans la revue Histoire au mois de mars 2017, dans lequel il écrit que, d’abord, dans le passé, ce qu’on trouve, c’est un potentiel commun : Clovis n’appartient pas à l’Eglise catholique, Jeanne d’Arc n’appartient pas à l’extrême droite… toutes les icônes du passé sont communes et tout le monde peut y rouvrir des potentialités inachevées. Ça c’est Ricœur. On peut rouvrir dans le passé des promesses enfouies, des promesses non advenues.

Il y a aussi dans le passé ce qui nous vient d’ailleurs, ce qui nous vient de partout, ce qui nous vient de plusieurs sources, je cite : « nous devons aussi redécouvrir l’intelligence de ce qui, dans notre roman national, nous vient d’ailleurs. Le projet national français n’a jamais été un projet clos. Il a été un projet de conquête, mais aussi le récipient d’influences du monde entier. Il n’est pas de France sans des influences italiennes, espagnoles, anglaises, allemandes, maghrébines, africaines, américaines, asiatiques. Notre culture s’honore d’être le fruit de ce syncrétisme et c’est pourquoi j’ai dit qu’il n’y avait pas une culture française. Elle ne s’est jamais construite par la poursuite imaginaire de racines populaires définissant une culture nationale » fusse-t-elle celle de Charlie Hebdo qui voudrait que la culture de la France soit : « nous on peut rigoler ». La culture française n’est pas que la culture du fun, du comique, du gros comique. « La culture française laisse à l’autre une place immense et c’est ce qui la rend si riche. C’est par essence une culture du dialogue, de l’accueil, de l’intelligence du monde. La culture est une parce qu’elle est diverse. » C’est un point très important parce que nous allons retrouver cela pour l’Europe. Ricœur définit l’Europe en disant qu’elle vient de multiples sources. Il n’y a pas que les Lumières, parce que le projet de l’Europe n’est pas que le projet de la modernité lié aux Lumières, lié à l’émancipation. Il y a aussi le Romantisme, il y a aussi la Renaissance et la Réforme, il y a aussi les sources médiévales, la scolastique, il y a aussi les sources grecques et les sources romaines, il y a aussi les sources de la culture germanique, gothique etc. Et ce n’est pas fini : il y a d’autres traditions qui peuvent encore se mêler à ce grand fleuve. Ce n’est pas fini ! L’Europe n’est pas finie. C’est un point très important dans lequel, je crois, Macron est très proche de Ricœur. Et puis le passé, lui-même, n’est pas fini, il y a des souffrances du passé qui ne sont pas encore cicatrisées : des souffrances ont été tues, mais elles sont encore vivantes dans la mémoire des peuples colonisés, y compris chez ceux qui ont reçu cette souffrance en héritage bien que nés en France. Après il parle de la souffrance des pieds noirs et il dit : « les deux souffrances ne s’annulent pas, elles s’additionnent. Je peux reconnaître la souffrance des harkis et des pieds noirs et reconnaître celle des colonisés qui ont payé de leur sang l’implantation de l’État français sur leur sol. » Et il continue en disant : « l’instrumentalisation des mémoires dans l’arène politique n’est pas raisonnable : je souhaite réconcilier les mémoires et non pas les opposer. »

Formuler les dissensus

« Le défi est d’arriver à reconstruire après l’émergence du mal. C’est tout le travail qui a été fait en Afrique du Sud après la période de l’Apartheid avec la Commission Vérité et Réconciliation présidée par l’évêque anglican Desmond Tutu. Ce faut un vrai travail politique : on nomme le mal et on pardonne. C’est le principe même de l’amnistie : à un moment on décide d’oublier. C’est tout à fait l’Édit de Nantes, c’est aussi l’édit de la fin de la guerre civile entre les Athéniens. Il y a un temps où on ne parle plus : il est tout à fait interdit de parler des souffrances passées. Peut-être que ce temps est un temps au sortir de la guerre, un moment où, justement, quand on sort de la guerre, il y a un temps pour se taire. Il y a un temps pour se taire parce qu’il y aura plus tard un temps pour parler, un temps pour lever les mémoires. Peut-être qu’en effet, il est temps de lever les mémoires des crimes : rouvrir toute cette mémoire, toutes les mémoires. Je pense qu’il y a là une dialectique subtile. En tout cas, l’idée qu’il y aurait une obligation de mémoire d’oubli politique, Ricœur ne le concède pas tellement, alors que pour moi c’est très important. C’est un vrai débat que j’ai eu avec lui. Je pense que l’Édit de Nantes est quelque chose d’extrêmement positif. Je pense que pour Ricœur on n’avait pas fait le travail de formulation du dissensus et du différent jusqu’au bout : l’Édit de Nantes avait enterré le conflit et donc ne l’avait pas résolu.

Je veux terminer en allant un peu plus loin à partir de ma propre lecture de La mémoire, l’histoire, l’oubli en compliquant encore un peu. Il faut dire qu’il y a deux logiques différentes : l’homme politique est quelqu’un qui tranche, c’est quelqu’un qui avance, quelqu’un qui décide ; le philosophe c’est quelqu’un qui est capable de conversation infinie, de discussions infinie. Et Macron, à plusieurs reprises, a vécu vraiment des discussions interminables. Il a vingt-deux ans, on sent qu’il n’aime pas trop cela, quand même, il dit à Ricœur : à un moment il faut arrêter les discussions, quand même.

Comment allons-nous conjuguer cette représentation du passé et cette question de la juste mémoire, par rapport au trop et au trop peu ? Le fond du problème de Ricœur, Macron en fait tout de suite un problème politique et il n’a pas tort, c’est un problème très vertical, c’est le problème du scepticisme. J’ai dit que nous pourrions vivre dans un monde où il n’y aurait plus que des autres : plus personne ne dit « je », il n’y a plus que des autres, nous sommes des touristes, des touristes de l’histoire, de la géographie… nous n’avons plus d’ancrage, plus de mémoire, il y a une histoire neutre et, dit Ricœur, c’est ce qui est en train de nous arriver par rapport à l’histoire. Nous sommes dans une époque de scepticisme, d’incrédulité générale. La preuve, d’ailleurs, dit Ricœur, c’est qu’aujourd’hui il nous faut des doses de témoignages. Aujourd’hui nous sommes à l’ère du témoin. Il faut des témoins, il faut des témoins dans la foi, dans leur corps, il faut des marques. Il faut des doses de témoignage de plus en plus grandes pour que ça devienne crédible parce que, globalement, on n’y croit pas, on est incrédule, ce n’est pas fiable. Il n’y a plus que des opinions subjectives : on ne se fait plus confiance. Il y a vraiment, fondamentalement, un problème de confiance et donc de confiance dans l’attestation, dans le témoignage : j’y étais, je vais vous dire ce que, moi, j’ai vu. Il y a d’autres témoins, peut-être, qui ont vu d’autres choses ; il y a une pluralité de témoignages. Soit il y a une vérité soit il n’y a que des opinions subjectives. Voilà le problème. Je reviens sur cette confiance et sur cette idée qu’il faut faire crédit mutuellement et faire un langage fiable. Cela suppose de re-distinguer les différentes fonctions dans notre rapport au passé. Il y a la fonction de l’historien, il y a la fonction du juge, il y a la fonction des politiques, des législateurs, il y a la fonction des artistes, la fonction… tout cela ce sont des citoyens. Le citoyen est partout. L’historien est sensible –Macron l’observait – à des responsabilités structurelles, complexes, contextuelles. Le juge, lui, est attentif à des responsabilités imputables, individuelles. C’est déjà un rapport complètement différent au passé. Regarde-t-on le passé par le petit bout de la lorgnette, cherche-t-on à identifier des individus ou cherche-t-on à comprendre des systèmes complexes de causalité et des structures ? Le politique va édicter des lois : la loi de reconnaissance du génocide arménien par exemple. J’étais très proche d’historien à ce moment-là et un petit peu inquiet que le parlement fasse des lois sur la mémoire – des lois mémorielles. A vrai dire, pour la question arménienne, je me suis aperçu que cela avait fait beaucoup de bien parce que les arméniens ont pu décrocher de la position de devoir, eux, défendre la mémoire, parce que l’État avait pris cela sous sa protection. Ils pouvaient, alors, commencer à dialoguer entre eux et ouvrir un rapport au passé qui était beaucoup plus différentiel. Cela a été très positif. Ajoutons que le rapport au passé est aussi largement assumé par les artistes (cinéma, littérature, fiction).

Avec ces différentes figures qui regardent le passé, il y a un effet de stéréoscopie : le passé prend du relief, justement au croisement de la fiction, de l’histoire, de la justice, du politique et au milieu de tout cela, il y a des citoyens. Alors Ricœur tient beaucoup – et Macron n’y a peut-être pas assez fait attention – au fait qu’il n’y a pas de tiers absolu. Il n’y a pas un juge des juges ou quelqu’un qui soit au-dessus de l’historien, du juge, de l’artiste, quelqu’un qui pourrait dire « je vais arbitrer entre vos conflits ». Nous sommes dans le conflit des représentations du passé. Et ce conflit, il faut le réconcilier, il faut que nous nous réconcilions avec la conflictualité, avec notre propre conflictualité, avec la conflictualité du rapport au passé, avec le dissensus, ce que Ricœur appelle le dissensus civique. Il s’appuie, là, sur un auteur qui s’appelle Mark Osiel. « Osiel s’attache au dissensus suscité par la tenue publique des procès et à la fonction éducative exercée par ce dissensus même au plan l’opinion publique et de la mémoire collective qui tout à la fois s’exprime et se forme à ce plan. » Chaque fois qu’il y a un procès – procès Papon etc. – ça se discute, ça se travaille, ça fait travailler tout le monde, ça fait faire du travail de mémoire, si je puis dire. On peut aussi avoir un président qui, au nom de tout un peuple, va demander pardon, mais si personne n’a fait le travail de mémoire, alors ça ne sert à rien. Politiquement, il faut qu’on se déplace tous, il faut qu’on fasse ce travail. Or c’est ce dissensus produit par le débat public ou privé qui fait faire ce travail.

La confiance

« La confiance placée dans les bienfaits attendus d’une telle culture de la controverse se rattache au credo moral et politique de l’auteur quant aux conditions de l’instauration d’une société libérale, au sens politique que les Anglo-saxons donnent au terme libéral. » Est libérale une société qui tire de la délibération publique, du caractère ouvert des débats et des antagonismes résiduels que ceux-ci laissent derrière eux, sa légitimité. La légitimité vient du débat. Ce qui est représentatif, ce n’est pas quelqu’un, c’est un débat. Pour représenter une société, il faut chercher le débat le plus représentatif de cette société. Entre parenthèse, c’est un peu ce qu’à fait Macron en disant « gauche – droite, est-ce représentatif ? Le vrai débat représentatif n’est-il pas entre fermé et ouvert ? »On peut ne pas être d’accord avec lui, mais c’est ainsi qu’il a essayé de proposer un autre débat, une autre manière de poser le débat. Voilà qui est vraiment l’image d’une société libérale, ouverte à la controverse, au dissensus – le dissensus militant, le dissensus civique. Il faut donc faire travailler les différents. Il faut formuler des désaccords, plus que des accords. Quand on n’est pas d’accord, on n’est pas d’accord, mais on est d’accord sur ce sur quoi on n’est pas d’accord. Tandis que dans les différences, on n’est même pas d’accord sur ce sur quoi on n’est pas d’accord, c’est ça le problème. Il faut faire formuler les différents. Il faut à la fois reconnaître l’étroitesse de notre point de vue (personne n’a un point de vue de Sirius, point de vue de tiers absolu) et en même temps respecter l’adversaire, faire respecter la pluralité des points de vue.

Pour conclure sur la réconciliation, je dirais d’abord qu’il ne faut jamais sous-estimer la capacité qu’ont les humains à faire leur propre malheur. C’est absolument prodigieux et ça marche pour les vies individuelles comme pour les vies collectives. Nous pouvons très bien faire notre malheur : nous l’avons très bien fait dans l’histoire et nous pouvons très bien continuer et nous voyons, d’ailleurs, des peuples qui font leur propre malheur ou des tyrans, des despotes, qui préfèrent faire du malheur que d’avoir tort ou de faire avec d’autres qu’ils détestent. Pierre Bayle disait que l’Homme préfère se faire du mal pourvu d’en faire à son adversaire plutôt que de se procurer un bien qui tournerait aussi à l’avantage de son adversaire – ce n’est pas très libéral.

Ricœur écrivait que l’Homme préfère que son malheur soit une punition plutôt que d’accepter qu’il y a du malheur absurde. Quand il y a du malheur qui arrive bêtement, qu’il y a du hasard, on en fait une punition, parce qu’il faut absolument trouver pourquoi, trouver la cause dans le sens d’une punition : le malheur est toujours une punition. C’est une vision pénale du monde qui est répandue, écrit Ricœur dans un texte des années 60.

Le pardon

Quant au pardon, il a à voir avec la promesse. Ce sont les deux limites de l’agir humain pour Hannah Arendt et Ricœur s’appuie beaucoup sur Hannah Arendt à la fin de son livre pour dire que pour se lier par la promesse, pour s’engager par la promesse, il faut avoir été délié, désengagé par le pardon. S’il n’y a pas de pardon, il n’y a pas de promesse possible. Ce sont les deux faces qui tirent ensemble l’agir humain, parce que l’agir a affaire à l’irréparable, à l’irréversible et face à l’irréversible, nous n’avons que le pardon, que la demande de pardon. Et face à l’imprévisible des épreuves humaines nous n’avons que la promesse pour mettre un peu de stabilité dans l’imprévisibilité des affaires humaines. Je dirais que le pardon moral dans les questions politiques ça ne marche pas. Ca ne marche pas parce que dans le pardon moral, personne ne peut pardonner à ma place. De la même manière que la vengeance c’est le refus qu’il y ait un tiers qui pratique la justice : je me fais justice moi-même. Or personne ne peut demander pardon à ma place. Et personne ne peut pardonner à ma place. C’est une condition de base du pardon. Le problème est qu’en politique c’est beaucoup plus compliqué que cela parce qu’en politique il ne cesse d’y avoir des déplacements. On a affaire à des enfants de victimes qui sont encore victimes, à des enfants de coupables qui ne sont pas coupables. On a affaire à des décalages de l’histoire, à des décalages des générations, donc c’est beaucoup plus compliqué, c’est une culpabilité collective. Il faudrait d’ailleurs distinguer les culpabilités morales individuelles, les culpabilités pénales et les culpabilités politiques à proprement parler, qui sont historiques, qui sont devant le tribunal de l’histoire – c’est quelque chose que Ricœur emprunte à Karl Jaspers. En politique il y a un travail de réconciliation de déplacement : nous devons nous déplacer pour prendre sur nous comme Willy Brandt, qui n’était pas du tout un nazi, a pris sur lui d’aller s’agenouiller au mémorial du ghetto de Varsovie. C’est un acte politique de déplacement. C’est un déplacement qui est là pour débloquer une place en quelque sorte, pour que tout le monde puisse bouger, pour que tout le monde puisse se déplacer. Cela veut bien dire que nous avons affaire à quelque chose de collectif. Ce n’est pas quelque chose où chacun garde son rôle, son identité. Le pardon et la réconciliation brouille les identités.

Plus profondément, encore, je dirais que la réconciliation demande un langage à plusieurs voix, un récit à plusieurs voix, quelque chose, d’ailleurs, d’éthique. Pour moi, c’est cela l’épopée. Dans l’épopée il n’y a pas un personnage. Dans l’épopée il y a plusieurs personnages, il y a plusieurs points de vue narratifs, qui peuvent être en contradiction, mais qu’on va, par tout un travail de mise en intrigue commune, essayer de faire cohabiter. Plusieurs récits différents à faire cohabiter dans un seul grand récit. Comment mettre ensemble, dans un récit commun, des récits au départ apparemment incompatibles ? C’est un travail historique, c’est un travail d’artiste, c’est un travail de fiction. C’est un travail essentiel du langage. Comment créer un langage capable de nous faire cohabiter ? Voilà qui est difficile et voilà qui demande de l’imagination. L’imagination n’est pas seulement la faculté de se représenter l’absent, c’est aussi la faculté de se mettre à la place d’un autre et de se voir soi-même d’un point de vue d’un autre, et de reconnaître sa propre étroitesse.

Après tout cela il y a aussi le thème de la confiance. J’ai beaucoup parlé de cette grave crise de scepticisme, d’un scepticisme auquel on ne peut pas répondre par un dogmatisme… un scepticisme qu’il faut en quelque sorte domestiquer. Oui, il y a du doute. Oui, il nous faut douter. Oui, il y a du questionnement. Oui, je suis un peu un autre que moi-même. Mais c’est parce que j’accepte de porter de l’altérité en moi, de me pluraliser, que je découvre beaucoup plus profondément qui je suis et que je peux rencontrer un autre. Il faut avoir confiance en soi pour rencontrer un autre que soi. Il faut avoir confiance en nous pour avoir affaire à eux. Il faut avoir confiance pour être capable de critiques. Je pense que si Emmanuel Macron a pu parler de manière si sévère de la colonisation, cela montra sa très grande confiance : confiance en soi et confiance en nous ; confiance en la capacité de la culture française à assumer enfin un peu plus son passé. On ne peut pas aller loin dans la critique si on ne va pas loin dans la confiance, et réciproquement, on ne peut pas aller loin dans la confiance si ne va pas loin dans la critique, dans le doute, dans le soupçon.

Retisser l’intrigue

Et puis je disais que l’histoire n’est pas finie, car il y a notre capacité à rouvrir dans le passé d’autres promesses, d’autres possibles et la capacité à s’inscrire dans ce grand fleuve. Ricœur écrivait : « un retour au pur idéal des Lumières ne me paraît plus aujourd’hui suffisant. Pour libérer cet héritage de ses perversions, il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire enracinée d’une part comme la torah hébraïque et l’Évangile de l’Église primitive d’autre part dans l’éthique grecque des vertus et la philosophie politique qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de toutes les traditions qui se sont sédimentée. » Je pense que c’est cela, je pense que la confiance qu’il nous faut pour nous tourner vers le futur, pour ouvrir un avenir, c’est la confiance de savoir que nous venons de loin et que nous venons de loin avec des sources extrêmement multiples. Et les apports avec lesquels nous allons pouvoir retisser une intrigue commune ne sont pas terminés : ils sont entre nos mains.

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